Dans cette
rubrique, nous vous proposerons régulièrement
une sélection d’ouvrages littéraires
(romans, policiers, essais, récits
biographiques, bandes dessinées…), dont la
publication n’est pas forcément
récente, mais qui ont tous un rapport avec la
médecine. A chacun d’y puiser
selon ses centres d’intérêts.
Conseil numéro 5 [retour haut de page]
Cette fois-ci,
nous allons aborder le
thème de la médecine dans la
littérature classique, à travers deux ouvrages
d’un auteur du XIXe siècle : Joris-Karl
Huysmans (1848-1907).
Huysmans, qui a
été le
premier président de l’Académie
Goncourt, a connu différentes périodes
littéraires : une première totalement
naturaliste avec Zola et les autres
membres des « Soirées de
Médan », une période
décadente puis
satanique et enfin une période catholique.
C’était aussi un grand spécialiste
des primitifs flamands (Grunwald) et de
« l’art moderne » de la
deuxième partie du XIXe siècle (Gustave Moreau,
Odilon Redon et les
Impressionnistes). Ses analyses picturales sont exceptionnelles, et il
est
arrivé à transcrire avec des mots les tableaux
d’une façon telle qu’après
l’avoir lu, on a l’impression d’avoir
réellement vu l’oeuvre. La médecine est
très présente dans l’œuvre de
Huysmans, et de son premier à son dernier roman,
ses personnages sont tous malades, que se soit physiquement ou
mentalement.
Joris-Karl Huysmans
A rebours (1884)
Folio – 6,20
€
Ce livre est
maintenant un classique (« la Bible
de l’esprit décadent »)
et il est édité dans toutes les collections de
poche (folio, livre de poche,
10/18, Garnier-Flammarion…), avec le plus souvent un
appareil critique (en ce
sens, la meilleure édition est probablement celle de Marc
Fumaroli en folio) permettant
de se resituer à l’époque et surtout de
comprendre le vocabulaire de Huysmans.
Ce vocabulaire qui fait son style est souvent très riche et
très complexe.
Le duc Jean des
Esseintes qui a une
lourde hérédité consanguine, nous est
présenté comme un malade névropathe et
neurasthénique. La névrose ou spleen est la
maladie à la mode chez les riches,
c’est la maladie décadente par excellence. Des
Esseintes est le prototype du
dandy (ce livre va beaucoup influencer Oscar Wilde qui y fait
explicitement
référence dans « Le
portrait de
Dorian Gray »). Il est rongé
par l’ennui, il souffre de migraine, il
est plus ou moins dépressif et va essayer de se
« distraire » par
tous les moyens possibles : livres, arts, parfums, fleurs,
pierres
précieuses, liqueurs, voyages, amours
déviants… Il alterne des phases
d’abattement, de léthargie au cours desquelles il
a des visions
cauchemardesques et des phases d’hyperexcitation : « Les excès de sa vie
de garçon, les tensions exagérées de son cerveau, avaient
singulièrement
aggravé sa névrose originelle, amoindri le sang
déjà usé de sa race ;
à
Paris, il avait dû suivre des traitements
d’hydrothérapie, pour des
tremblements des doigts, pour des douleurs affreuses, des
névralgies qui lui
coupaient en deux la face, frappaient à coups continus la
tempe, aiguillaient
les paupières, provoquaient des nausées
qu’il ne pouvait combattre qu’en
s’étendant sur le dos, dans l’ombre.
Ces
accidents avaient lentement disparu, grâce à une
vie plus réglée,
plus calme ; maintenant, ils s’imposaient
à nouveau, variant de forme, se
promenant par tout le corps ; les douleurs quittaient le
crâne, allaient
au ventre ballonné, dur, aux entrailles
traversées d’un fer rouge, aux efforts
inutiles et pressants ; puis la toux nerveuse,
déchirante, aride,
commençant juste à telle heure, durant un nombre
de minutes toujours égal, le
réveilla, l’étrangla au
lit : enfin l’appétit cessa, des aigreurs
gazeuses
et chaudes, des feux secs lui parcoururent
l’estomac ; il gonflait,
étouffait, ne pouvait plus, après chaque
tentative de repas, supporter une
culotte boutonnée, un gilet
serré. »
Aujourd’hui,
ce tableau clinique
pourrait faire évoquer une maladie bipolaire ou psychose
maniaco-dépressive
(PMD). Il faut d’ailleurs noter, que Huysmans
était lui-même cyclothymique.
Ce livre pose le
problème du rapport de l’art et de la
médecine. Des
Esseintes essaye de vaincre la maladie dont il souffre non par la
science
médicale, mais par l’Art. Le lecteur est
convié à passer de chapitre en
chapitre comme un visiteur de musée passe de salle en salle.
D’une certaine
manière, on peut considérer que Huysmans a
inventé ce qu’on appelle maintenant
l’arthérapie. Mais, si pour le lecteur ce
musée imaginaire est un
enrichissement, pour des Esseintes, c’est un
échec, et le livre se termine sur
une prière.
Joris-Karl Huysmans
En
rade (1886)
Folio
–
6,20 €
Jacques Marles, un riche
parisien ruiné à cause de la “faillite d’un
trop ingénieux banquier”,
se réfugie au château de Lourps avec sa femme,
Louise. Huysmans s’attache dans
En Rade à un thème que les naturalistes ont
négligé jusque là et tente de
déterminer les liens qui unissent le corps et
l’esprit. On y voit se dessiner
une ébauche de la théorie du rêve,
avant même que Freud ne soit lu en France, à
travers l’omniprésence du rêve,
décliné sous toutes ses formes dans le
récit. On
assiste ainsi à trois longs rêves de Jacques qui
sont relatés dans leurs
moindres détails : le rêve
d’Assuérus (chapitre III) qui surgit lors de la
première nuit de Jacques à Lourps, le
rêve de la lune (chapitre V), la nuit
suivante et enfin le rêve des Tours de Saint-Suplice
(chapitre X), deux
chapitres avant la fin du roman. Jacques s’interroge sur les
origines de ce
phénomène, cette “vie de songes qui
était, depuis son arrivée à Lourps, si
singulièrement accrue”, ces
rêves
deviennent une obsession, une énigme qu’il lui
faut résoudre à tout prix. Ils
sont considérés comme une véritable
“maladie spirituelle”, une infection de
l’âme. Une autre forme dominante du rêve
dans le roman est celle de la rêverie,
Jacques se perdant nombre de fois dans des pensées
lointaines de la réalité.
Une de ces rêveries a d’ailleurs beaucoup
marquée les surréalistes et en
particulier André Breton qui l’a reprise dans son
« Anthologie de
l’humour noir » en
1966. Elle concerne la
ptomaïne, un alcaloïde issu de la
décomposition des cadavres. Dans sa rêverie,
Jacques imagine qu’«on pourrait convertir
les cimetières en usines qui apprêteraient sur
commande, pour les familles
riches, des extraits concentrés d’aïeuls,
des essences d’enfants, des bouquets
de pères. »
Ce roman alterne
des chapitres naturalistes avec des descriptions souvent
très sordides de la vie à la campagne ou de la
maladie de Louise. Et des
chapitres très riches, très colorés,
dans le style symbolique, décrivant les
rêves de Jacques. Sa femme souffre d’une maladie
neurologique qui évolue par
poussées, avec « des
douleurs
semblables à des commotions électriques (qui)
filaient dans les jambes »,
et qui aboutie petit à petit à un état
grabataire (ataxie locomotrice, SEP, SLA
ou syphilis tertiaire ?). A de nombreuses
reprises dans le roman Jacques se prend à penser aux
méthodes médicinales qui
sont parfaitement impuissantes face à la
mystérieuse maladie de Louise. Leur
chat semble souffrir du même mal, et on assiste à
son agonie :
« Tout à coup, elle
tira,
terrifiée, son mari par la main.
- Ah !
vois, les douleurs
fulgurantes !
Et
en effet, le chat agitait en des soubresauts
désordonnés ses pattes et
des fumées couraient dans ses poils dont les ondes
titillaient sans qu’il
bougeât.
D’une
voix changée, elle ajouta : il les a aussi,
c’est la paralysie
qui vient !
Jacques
sentit un grand froid le glacer.
- Mais
non, que tu es bête ! Et
vivement, il expliqua que ces secousses à fleur de peau
n’avaient aucun rapport
avec les douleurs fulgurantes dont elle parlait. Tu as une maladie de
nerfs,
toi, rien de plus ; que diable ! de là
à l’ataxie locomotrice, il y a
loin ! Au reste, la meilleure preuve, la voici : le
chat a ces
douleurs depuis une minute et il meurt ; toi, tu les as depuis
des mois et
tu es cependant ingambe ! Et puis, quelle sottise que de
vouloir établir
des similitudes entre des maladies d’animaux et des
affections de femmes !
Mais
sa voix était mal assurée. En un
éclair, il revoyait les
médecins silencieux, se rappelait leurs mines
fermées, leurs regards contrits
et prudents… Eh non ! ils n’y
connaissaient rien, pas plus que lui !
c’était la métrite, suivant les uns, de
la névrose, suivant les autres !
C’était ils ne savaient quoi ! une de ces
chloroses nerveuses devant
lesquelles, à l’heure présente, si
savant qu’il soit, chacun bafouille ! »
Deux livres au
moins ont été écrit
sur ce thème : « Huysmans
et la
Médecine »
de
Georges Veysset (Société
d’édition « Les belles
lettres », 1950) et
« La médecine
dans l’œuvre de J.K.
Huysmans » de Charles Maingon (Librairie
A.G. Nizet, 1994). Pour les
lecteurs intéressés, il existe une société
littéraire JK Huysmans fondée en
1927 qui édite un bulletin annuel très complet,
et dont le siège social
est : Centre de recherche sur la littérature
française du XIXe siècle,
Université Paris-Sorbonne, 1 rue Victor Cousin, 75005 Paris.
Conseil
numéro 4 [retour haut de page]
Cette fois-ci,
nous allons aborder le
thème de la
« médecine-fiction »
à travers 2 ouvrages. Le premier a
été écrit par un médecin
qui a eu le prix Goncourt en 2001 pour son livre
« Rouge Brésil ».
Le
deuxième a la particularité d’avoir
été publié pour la première
fois en 1985,
et ce qui était alors de la
« politique-fiction » ressemble
beaucoup
à notre réalité quotidienne. Par
ailleurs il s’agit aussi d’un roman policier.
Globalia,
Jean-Christophe
Rufin
Gallimard,
2004, 21,00 euros.
(folio n°4230 :
7,50 euros)
Ce roman d’anticipation, qui se
voudrait à la hauteur du 1984
d’Orwell (la
« novlangue » globalienne baptise
les vieux
« Personnes de Grand Avenir » et
le RMI le « Minimum
Prospérité »), rappel
malheureusement beaucoup plus souvent les ouvrages de
Barjavel.
GLOBALIA est un
monde qui pourrait ressembler au nôtre dans un futur
proche : un espace sécurisé,
protégé par de grandes parois en verre,
où il fait
toujours beau et où il n’y a plus de pollution.
Les individus, qui n'hésitent
pas à recourir à la chirurgie
esthétique afin de rester éternellement jeunes, y
sont heureux grâce aux « Centres de
Promotion du Bonheur » et à leur
armada de psychologues : « Globalia,
c’est la liberté ! Globalia,
c’est la sécurité ! Globalia,
c’est le
bonheur ! » A cette
société
« parfaite » où la
richesse
et la puissance dominent s'oppose un autre monde : celui des non-zones
(on peut
penser à Mad Max) où la pauvreté est
partout visible et où sévissent les
vestiges de notre monde actuel : guerres, famines, pollution, individus
vieillissants et ridés… Les Globaliens, devenus
quasi immortels (ce qui impose
un contrôle strict des naissances) semblent se satisfaire de
leur monde
artificiel mais il en va différemment pour Baïkal,
jeune homme qui rêve de fuir
ce paradis contrôlé pour aller
découvrir le monde extérieur, en
entraînant son
amie Kate. La première tentative échoue mais son
cas intéresse un membre de
l’élite politique. Exilé avec l'accord
des autorités qui voient en lui l'homme
idéal pour incarner l'autre, « le Nouvel
Ennemi » dont a besoin
Globalia, il s'aventurera dans ce monde dangereux mais où il
semble encore
exister une certaine liberté.
L’histoire
en elle-même est relativement simpliste
(« un grand roman
d’aventures et d’amour » annonce
la quatrième de couverture) et le lecteur
perçoit aisément les dérives actuelles
de nos sociétés mises en avant par
l’auteur. Parmi les plus visibles :
l’avenir de la démocratie en lien avec une
société de plus en plus inculte,
l’obsession sécuritaire allant
jusqu’à
créer de fausses menaces, la
négligence des problèmes environnementaux avec le
rejet
des pollutions dans les
non-zones, les difficiles relations
intergénérationnelles
dans un monde où
l’espérance de vie est prolongée
à
l’infini grâce à la médecine
et où les
naissances doivent donc être limitées. Les jeunes
sont
ainsi devenus très
minoritaires et mal acceptés. Ainsi, beaucoup de
thèmes
sont abordés, mais la
plupart des pistes de réflexion ne sont souvent
qu’esquissées...
Extraits
« Ses
lunettes ! Encore un accessoire
d’un autre temps. Bien qu’il eût
lui-même près de quatre-vingt-sept ans, Sisoes
n’aurait jamais eu l’idée de porter des
lunettes. Tous les cinq ans, il
subissait une petite opération correctrice et y voyait mieux
qu’un jeune
homme. »
« Toutes
les ressources étaient mobilisées
vers le maintien en santé et en activité
d’individus à l’avenir de plus en plus
grand. Plutôt qu’une multiplication sociale
désordonnée par des naissances
anarchiques, l’Harmonie sociale avait pour fonction
d’achever la grande
révolution démographique
jusqu’à atteindre peu à peu
l’objectif
« mortalité zéro,
fécondité
zéro ». »
« De
toutes les célébrations
quotidiennes, c’était la principale, la
fête des fêtes en quelque sorte. Elle
commémorait la mise au point du premier vaccin efficace
contre la maladie
d’Alzheimer (…) Célébrer le
17 juillet était une obligation pour tous.
L’occasion était ainsi donnée aux
Globaliens d’exalter les valeurs de la
maturité et de l’expérience. Mais
c’était aussi un moyen de dépistage.
Ceux qui
oubliaient l’anniversaire étaient
immédiatement convoqués pour subir des tests
de mémoire approfondis et recevoir un rappel du vaccin
anti-sénilité. »
Carton
blême
Pierre
Siniac
Rivages/Noir 2003, 6,40 euros
Une oeuvre décapante de Pierre Siniac disparu en mars 2002.
Lors de sa
parution originale, ce livre pouvait sembler une politique-fiction.
Lors de sa
réédition en 1995, cette politique-fiction
prenait corps, et en 2003, c'est
presque devenu un roman réaliste. Pour le coup, la
comparaison avec
Orwell, pour qui futurisme rime avec pessimisme, est totalement
méritée.
A Paris en 2005,
la criminalité augmente de manière alarmante et
la
police reste impuissante ; de plus, le déficit de
la sécu est abyssal. Face
à ces deux problèmes, le nouveau gouvernement a
institué le check-up mensuel
obligatoire pour tout citoyen âgé d'au moins 16
ans. À l'issue de cette visite,
le citoyen reçoit une carte de
sécurité sociale
informatisée : carton bleu
pour les bien-portants, carton blême pour les malades. En cas
d'agression, de
cambriolage, etc., le titulaire du carton bleu a droit à
l'aide de la police.
En revanche le porteur du carton blême se voit opposer un
refus d'assistance
tout à fait légal (loi du 28 oct. 02).
Comme le dit le
ministre de l'intérieur Salvanty: « Il
nous a paru sinon normal, acceptable, que les personnes les
plus enclines à grever le budget de la
Sécurité sociale (budget
dont la normalisation
est toujours si difficile à obtenir) se voient, dans une
période très préoccupante
du fait de l'insécurité, retirer le droit
à l'assistance de la police. Les
populations en bonne santé, disposant potentiellement d'un
avenir de longue
durée, étant les mieux en harmonie avec une
société moderne, stable, saine et
performante, étant à coup sûr plus
viables, plus productives au plan
socio-économico-physico-intellectuel, doivent, en bonne
logique, bénéficier de
cette action sélective de la police. Droits que ne peuvent
plus posséder,
hélas! sous peine d'on ne sait quelle
déstabilisation sociale et de prémices
certaines de chaos anarchique, les populations
« diminuées » et en
principe sous-performantes, dont la durée de vie est
potentiellement minorée. » Toutes
les situations sont bien sûre envisagées par la
loi : couples,
familles, groupes, ressortissants étrangers…
C'est
dans ce contexte, que le nouveau patron de la crim', Paul
Héclans,
doit affronter un serial killer, «le dingue au
marteau». Au fil de cette
enquête, il va s'immiscer dans les méandres des
magouilles médico-sociales
engendrées par cette nouvelle loi… et va en payer
les conséquences. Alors à
quand une carte vitale informatisée avec des
critères de soins basés sur
l’efficience ?
Conseil numéro 3 [retour haut de page]
Pour
cette fois-ci, j’ai choisi le thème des
« utopies
médicales », à travers 2
ouvrages très différents. Le premier a beaucoup
fait parler de lui, car son auteur est un polémiste
très connu. La diffusion du
deuxième a été beaucoup plus
discrète, à la fois parce que c’est un
livre qui
s’adresse plus directement aux médecins, mais
aussi parce qu’il s’agit d’un
« petit » éditeur
difficile d’accès.
Régis
Debray
Le
plan vermeil. Modeste proposition
Gallimard,
2004, 5,50 euros
Quel est
l’intérêt de ce texte de 62
pages ? Même l’éditeur se pose
des questions sur ce livre, puisqu’il met
en 4ème de couverture :
« Pamphlet
pathétique que ce Plan vermeil, ou impubliable et savant
rapport administratif sur le vieillissement des populations en Europe ?
À
chacun d'en juger, selon son âge, son humour ou son humeur ».
L’opuscule
est
découpé en deux parties : 1ère
partie « les
problèmes » - 40 pages – 2ème
partie
« la solution ?» - 22 pages. La
première rapporte des données
statistiques réelles qui correspondent à celles
répétées
régulièrement par les
démographes et les gériatres pour alerter nos
politiques sur les évolutions à
anticiper compte tenu du futur (mais très proche) papy boom.
Cette partie vise
à montrer que les vieux sont de trop, de plus en plus
nombreux, et coûtent à la
société. Le constat est impitoyable. Le
problème est désormais posé :
que
faire de tous ces vieillards ?
La
deuxième partie apporte la
solution sous la forme d’un rapport très
administratif (le Plan Vermeil) qui se
veut aussi percutant que le livre de Jonathan Swift :
« Modestes propositions
pour empêcher les
enfants des pauvres en Irlande d’être à
la charge de leurs parents ou de leur
pays et pour les rendre utiles au public ».
La
solution, c’est une espèce de Parc
National pour vieillards baptisé « Bioland »,
que l’auteur
situe en Ardèche et qui « devrait
pouvoir accueillir au moins un million de personnes chaque
année, par rotation
(en fonction des résultats obtenus) ».
Tout serait prévu pour
faciliter « l’évolution
contrôlée
d’une médecine transitive à une
médecine palliative, destinée à
faciliter la
dernière délivrance, d’une
façon indolore et respectueuse de
l’intégrité des
personnes ». Ce qui « devrait
permettre de ramener, par étapes, l’âge
moyen de la population mâle aux
alentours de soixante dix ans, et femelle de soixante quinze ans ».
Une
mesure incitative avec la « prime au
supprimé » (1000 euros par
famille). Des mesures préventives avec une liste
d’exemptés.
Et toute une série d’actions éducatives
et de communication, pour faire bonne mesure. Pourtant, tout cela
manque
d’ampleur et Régis Debray ne va pas assez loin
dans l’humour noir.
On
est loin de Swift (1667-1745) qui, pour
remédier au problème des 120 000 enfants
irlandais qui naissaient de parents pauvres, rapportait le fait
suivant : « Un
jeune
Américain de ma connaissance, homme très entendu,
m'a certifié à Londres qu'un
jeune enfant bien sain, bien nourri, est, à l'âge
d'un an, un aliment
délicieux, très nourrissant et très
sain, bouilli, rôti, à
l'étuvée ou au four,
et je ne mets pas en doute qu'il ne puisse également servir
en fricassée ou en
ragoût. »
On est loin
aussi du livre de
Jean-Michel Truong, « Eternity
Express » (Albin Michel
2003, Pocket 2005).
L’Europe ne pouvant plus faire
face à la quantité de personnes
âgées, n’a d’autre choix que
de sous-traiter
leur prise en charge. C’est l’avènement
des lois dites de « décentralisation du
troisième âge » : les
vieillards sont envoyés en Chine en TGV
(d’où le
titre), où ils finiront leurs jours dans des villages
idylliques bénéficiant de
tout le confort que la science permet... Mais, comme le dit un des
personnages : « Les
seuls soins
qu’il convient de rembourser après 65 ans sont les
soins palliatifs ».
Ou encore du
film "Soleil Vert "
de Richard Fleischer (1973,
avec Charlton Heston ). En 2022, la
nature a été totalement détruite et la
planète est
surpeuplée. Dans les mégapoles où
règnent la misère et le chaos, seule une
élite peut encore acheter des aliments naturels, fruits,
salades, viandes ou
poissons. Le reste de la population est nourrie par des aliments
industriels en
forme de cube vert, fabriqués en secret à partir
des cadavres humains recyclés.
Ces cadavres sont fournis en abondance par les centres d'euthanasie
où se
rendent volontairement tous ceux qui ne peuvent plus supporter leur vie
misérable...
L’intérêt
de ce livre reste donc très … modeste. Sans parler
des tics d’écriture avec, en particulier, au moins
un anglicisme par page.
Hippocratie,
Théophraste
Bombaste
Glyphe
et Biotem éditions, 2003, 16,50 euros
Le pouvoir
médical a toujours existé : pouvoir personnel et,
de plus en
plus souvent, pouvoir décisionnaire dans la vie quotidienne
de nos concitoyens.
Une société dirigée exclusivement par
des médecins peut-elle être envisagée ?
C'est le thème de ce conte satirique (dans le style du
« Candide »
de Voltaire) qui donne à
réfléchir sur notre pratique médicale. Pour
laisser libre cour à son imagination, l’auteur,
médecin, a pris un pseudonyme. La République
Méridionale de Vasconie est donc
dirigée par des médecins, avec pour seul objectif
« une vie sans histoire de
la conception à la mort ». Une
fois
admis ce principe, il est alors facile à l’auteur
d’aborder tous les grands
thèmes de société
(procréation, prévention, toxicomanie, jeunisme,
euthanasie…)
dans un contexte de médicalisation extrême.
Certains chapitres sont en prise
directe avec des événements
récents :
« l’épidémie
de prionite,
l’électronique et sa magie, papaye verte et
crédulité »… En
voici un
extrait sur « la mort en
douce » : « La définition de la mort est arbitraire.
Quinze ans plus tôt on avait cessé de la rattacher
à une pompe, au mieux à un
muscle, le cœur, pour la faire dépendre de la
destruction du cerveau n’émettant
plus d’ondes électriques. Il était
logique d’aller plus loin, de rattacher la
vie, plutôt qu’à un signal
électrique, à un message articulé
[…] Que serait la
syllabe « la » isolée si son
encadrement n’était pas là pour en
faire un
adverbe, un article défini ou un pronom féminin,
une note de musique, la partie
d’un lapin ou d’un paladin ?[...] Comme un
jour on avait décidé
d’arrêter
le cœur de sujets privés de cerveau, il
était logique de mettre fin aux
cerveaux qui n’émettaient plus de messages
audibles ou significatifs. »
Bien
entendu, ce
système hyper médicalisé est
voué à l’échec.
Conseil numéro 2 [retour haut de page]
Nous allons
aborder cette fois-ci la problématique de la maladie
d’Alzheimer à travers la
littérature. Depuis quelques années, les
personnages atteints de cette maladie
se multiplient, sans parler des nombreux récits ou
chroniques familiales sur le
sujet (un exemple intéressant :
Françoise Laborde, « Pourquoi
ma mère me rend folle »,
Ramsay 2002 ; et la suite qui comporte de nombreux
éléments
pratiques : « Ma
mère n’est pas
un philodendron », Fayard 2003).
J’ai choisi, pour cette rubrique, de
présenter deux ouvrages totalement différents sur
ce sujet, l’un est une
comédie gériatrique anglaise et l’autre
un roman finlandais.
Arto
Paasilinna
La
cavale du géomètre
Folio
2003, prix 6,20 euros
Il
s’agit de l’histoire
surprenante de Taavetti Rytkönen, un Finlandais de 70 ans,
géomètre amnésique.
Il est recueilli au beau milieu d'une rue par Seppo Sorjonen, un
chauffeur de
taxi, qui ne sait où le déposer, et pour cause,
le client ne le sait pas
lui-même. Commence alors sur un fond d’insouciance
déroutante leur quête de
vérité. En tentant d’aider ce pauvre
vieillard amnésique à retrouver son
identité comme l’on tente de résoudre
une énigme, ils nous embarquent dans un
voyage rocambolesque, une sorte de « road
book », à travers la Finlande. Il
s’agit
d’un véritable roman picaresque qui
n’est pas sans rappeler, par le caractère absurde
des situations, l’auteur anglais Tom Sharp (Wilt
1, 2, 3 en 10/18). Au fur et à mesure, Seppo Sorjonen se
documente sur les
caractéristiques de la maladie d’Alzheimer
(extrait 1). Une multitude de
personnages des plus inattendus (dont
un architecte albanais, un interprète bosniaque et douze
naturistes françaises)
se côtoient dans une aventure originale qui vous fait
découvrir la Finlande et son
système
de santé (extrait 2). Le
roman finit
en apothéose sur une chasse miraculeuse dans les
forêts et marécages
finlandais. Dans ce livre, Paasilinna pose les problèmes de
l’époque : le
vieillissement, les campagnes et l’intégration
dans l’Union européenne (le
passage sur la politique agricole européenne est
désopilant). Beaucoup de ces
problèmes
sont identiques aux notre, et le système de santé
finlandais doit nous
interroger sur les choix à ne pas faire pour notre
Sécurité sociale.
Extrait 1 : « D’après
le médecin, Rytkönen n’avait pas besoin
pour l’instant d’être placé
dans un
établissement de soins (…). Il expliqua que les
personnes atteintes de démence
avaient des problèmes de mémoire. Elles ne
parvenaient pas à retenir les
événements les plus récents. La
caractéristique de cette maladie était que le
malade lui-même n’en avait pas conscience et
refusait d’admettre son
état ; c’était très
pénible pour la famille et les proches. En
général,
les troubles apparaissaient progressivement, de façon
presque imperceptible. Le
diagnostic est difficile à faire au début
(…). La maladie ne guérit pas, mais
le bon côté des choses est que, plus la maladie
s’aggrave, moins le malade s’en
plaint. »
Extrait 2 : « Seppo
Sorjonen appela le centre de soins le plus proche et demanda conseil.
Il
expliqua que son camarade avait attrapé la grippe. Devait-il
l’amener pour
qu’on s’occupe de lui ? – Quel
est son numéro de Sécurité
sociale ? –
Je ne sais pas. Il doit être né en 1923, ou dans
ces eaux-là. –
Demandes-le-lui ! – Il ne sait pas, enfin il ne
s’en souvient pas. Où
est-il inscrit ? A Espoo, je suppose. Son nom est Taavetti
Rytkönen. Son
interlocuteur lui expliqua alors, en des termes très
administratifs, que le
malade en question n’avait pas le droit de venir se faire
soigner au mauvais
endroit. Il fallait le conduire à
l’hôpital d’Espoo. »
Bryan Stanley Johnson
R.A.S.
Infirmière-Chef
Quidam
Editeur 2003, prix 20 euros.
Ce livre qui
date
de 1971 (mais n’a été publié
en France qu’en 2003), est, dans sa forme comme
dans son sujet, un livre atypique qui n’est pas
forcément d’un abord facile.
C’est le cinquième roman de l'écrivain
anglais Brian Stanley Johnson, né en
1933 et qui se suicida en 1973.
Contrairement
à ce qu’indique la couverture -
"Comédie gériatrique"- ce livre est
plutôt construit comme une véritable
tragédie classique. Ce sous-titre est là
uniquement
pour nous rappeler qu’il s’agit de la forme la plus
sombre de l’humour anglais
Nous sommes dans une maison de retraite. Ils
sont huit, huit vieillards menés à la baguette
par une Infirmière-Chef
despotique, vénale et quelque peu lubrique. On ne
connaît d'eux que ce qu'en
dit la fiche (sorte de mini évaluation
gérontologique standardisée) qui les
présente : nom, âge, situation de famille,
pathologies, mobilité, état de leur
cinq sens et note obtenue à un test de
sénilité (à la place du TS on aurait
mis
aujourd’hui le MMS) correspondant au nombre de
réponses exactes données à dix
questions du genre : "Où
êtes-vous actuellement? Comment s'appelle
cet endroit? Quel jour sommes-nous? (...) Quel âge avez-vous?
Quel est votre
jour de naissance? En quelle année êtes-vous
né(e)?..." Cette fiche
médicale est également remplie
pour l’Infirmière-Chef.
Chaque
pensionnaire a droit au même
traitement romanesque. Une séquence de vingt-et-une pages
(monologue intérieur)
qui se déroule suivant la même chronologie, ligne
par ligne. Chacun d'entre eux
mange, chante, travaille, joue, fait un peu d'exercice, participe
à une sorte
de joute, et pour finir
assiste au numéro de divertissement proposé par
l'Infirmière-Chef en personne. D’un personnage
à l’autre, il est souvent
difficile de reconnaître ce qui c’est
réellement passé pendant
l’épisode
raconté. L’idée originale de
l’auteur est d’avoir essayé de nous
décrire les
choses de l’intérieur, en se mettant à
la place de chaque patient. Plus la
« sénilité »
est évoluée et plus le texte
s’appauvrit pour laisser
petit à petit des pages blanches. La maladie semble
d’ailleurs évoluée directement
avec l’âge, puisque le plus jeune (74 ans)
à un TS à 10/10 et la plus
âgée (94
ans) un TS à 0/10. Pour cette dernière, Rosetta
Stanton, dont la fiche indique
qu’elle a une démence vasculaire, la plupart des
21 pages sont blanches avec
quelques mots par-ci par-là, le plus souvent
incompréhensibles. Les seules
phrases finalement lisibles sont quand même pleines de
sens : « Je suis
prisonnière en moi-même. C’est
épouvantable. Chaque geste est un supplice. Laissez-moi
sortir, sinon je vais
mourir. »
L’intérêt
de ce roman, est donc
d’arriver à faire visualiser au lecteur le lent
processus de désintégration de
la mémoire au cours de la maladie d’Alzheimer. Il
nous interroge aussi sur les
problèmes de maltraitance par les soignants, ce qui renvoie
d’ailleurs au
R.A.S. ironique du titre : rien
à
signaler.
Conseil numéro 1 [retour haut de page]