Conseil
numéro 18 [retour haut de page]
Nous allons
aborder cette fois-ci le thème des « livres
pour comprendre » à travers un
petit éditeur qui fait des ouvrages à
thème pour expliquer une maladie. Ces nouvelles ou histoires
courtes sont
adaptées à trois publics
différents : adultes, juniors et enfants. Nous
avons choisi un livre de chaque catégorie, avec comme sujets
l’HTA pour les
adultes, la
SLA
pour les juniors (dernier titre paru) et la BPCO
pour les enfants. Ces livres
sont faits avec l’aide de médecins
spécialistes, des associations de malades et aussi pour
certains, de l’industrie
pharmaceutique.
Stéfanie
Nicolas
Histoires
de cœur
Edition
K’Noë
Cet ouvrage
a été réalisé avec le
soutien du laboratoire Novartis, et les conseils du
Professeur Xavier Girerd. Il est destiné aux adultes chez
qui ont vient de
diagnostiquer une hypertension artérielle et à
qui on explique les règles
hygiéno-diététiques pour la faire
baisser. Il est aussi destiné à sensibiliser
le grand public à ce fléau du XXIème
siècle qui touche près de 14 millions de
personnes en France. Seuls 8 millions ont un traitement et 4 millions
une
tension bien contrôlée !
Le livre
retrace l’histoire de Justine une adolescente de 14 ans et de
son grand-père
Louis, un jeune retraité à qui on vient de
découvrir une hypertension
artérielle. Tous les deux sont plutôt
« bon vivants » et aiment bien
les plaisirs de la table. L’histoire aborde à la
fois l’HTA, mais aussi les
problèmes de surcharge pondérale des adolescents,
avec finalement une prise en
charge identique : hygiène alimentaire et exercice
physique. Pendant tout un
été, Justine et son grand-père, sous
divers prétextes, vont faire de la marche
et manger de façon plus saine, chacun croyant
qu’il fait ça pour aider l’autre.
Au final, les deux vont en tirer le plus grand
bénéfice.
La
deuxième
partie du livre présente un guide pratique sous forme de
questions-réponses sur
l’hypertension artérielle (définitions,
causes conséquences, facteurs de
risque…), et surtout, 3 témoignages de patients
hypertendus : Nicolas (56
ans), Estelle (54 ans) et Didier (64 ans).
Extrait :
« -Pourquoi tu ne fais pas
médecine ?
Justine
est étonnée.
-Mais
parce que je n’en ai pas envie ! Pourquoi
cette question ?
-Tu
en sais déjà plus que moi sur
l’hypertension !
-Rien
à voir ! Etre informé, c’est
indispensable pour
aider de façon efficace, cela évite de faire
n’importe quoi. La prévention,
c’est notre affaire à tous ! Pas
seulement celle du corps médical !
Si on est certain que la prévention permet de limiter la
probabilité qu’une
maladie survienne, il reste tout de même difficile de la
mettre en place. Ca demande
du courage, beaucoup de courage car il faut changer ses habitudes,
subir des
privations ou encore participer à des activités
que l’on n’apprécie pas
forcément. Et c’est aidé de son
médecin mais aussi de sa famille et de ses amis
qu’il est possible de mieux faire. Tu n’es pas
d’accord ? »
Liliane
Messika, Katrine Leverve (illustrations
Marie-Noëlle Pichard)
Le
film de sa vie
Edition
K’Noë
« Le
film
de sa vie » est un livre fiction écrit pour les
enfants dont un parent tombe
subitement gravement malade. La
Sclérose Latérale
Amyotrophique (SLA) est
expliquée avec des mots et dessins simples. Il a
été réalisé avec le soutien
de
l’Association pour la recherche sur la
Sclérose LatéraleAmyotrophique
et autres maladies du motoneurone (ARS), qui le diffuse.
L’histoire
a été écrite à partir de
témoignages
d’enfants, âgés de 5 à 22
ans, du Centre
de référence pour les maladies neuromusculaires
et SLA du
CHU de Nice. Ils sont
tous cités en début
d’ouvrage : Adeline,
Clément, Fanny, Hadrien, Ludwig,
Manon, Marion, Mehdi, Naomie, Sarah, Vincent et Youri.
La SLA est synonyme de
grands
bouleversements dans la vie des enfants. Comment leur expliquer la
maladie ?
Comment répondre à leurs questions ? Comment les
préparer aux changements qui
s'annoncent ? L’objectif du livre est d’aider les
familles à expliquer la
situation et les inciter au dialogue face à cette maladie
incurable.
Lucas, qui
veut devenir cinéaste, passe les vacances chez son
grand-père où il essaye de
tourner un film avec ses meilleurs amis. C’est là
qu’il apprend que sa mère,
qui fait des chutes depuis quelques semaines, a une SLA.
Aussitôt il rentre
chez lui et abandonne son projet de film.
Lucas voit
les habitudes quotidiennes de la famille bouleversées du
jour au lendemain.
Chacun doit s’adapter et trouver de nouveaux
repères. Il éprouve un besoin de
comprendre ce qui arrive à sa mère, il regarde
sur Internet et demande à voir
le neurologue. Petit à petit sa vie quotidienne est
modifiée en fonction de
l’évolution de la maladie de sa mère
dont il s’occupe le plus possible. Tous
les aspects de cette terrible pathologie sont
évoqués, y compris la nutrition
entérale et la fin de vie. Finalement Lucas fera son film,
à 21 ans, et ce sera
un hommage à sa mère.
Quelques
pages à la fin de l’ouvrage expliquent ce
qu’est la
SLA, les différents
professionnels impliqués dans sa prise en charge et
même le principe de la
nutrition entérale.
Extrait :
« C’est au tour de Lucas de
s’exciter, mais
pas sur le même registre : « Il
m’arrive d’en avoir marre de la
situation, mais je n’ai jamais eu honte de ma
mère. Même lorsqu’il lui arrive
de baver parce qu’elle a de la peine à
déglutir.
-Ca
veut dire quoi ?
-Les
troubles de la déglutition sont fréquents dans
cette maladie. C’est lié à la
difficulté d’avaler. Alors des fois ça
passe mal
et elle s’étouffe. La première fois
c’est impressionnant, après on s’y
habitue.
-Mais
alors, elle doit avoir du mal à manger, si elle
ne peut pas avaler ?
-Oui.
Elle mange des aliments adaptés, plus épais. Et
puis si ça devient trop difficile pour elle, elle pourra se
nourrir grâce à ce
qu’on appelle la nutrition entérale.
-Qu’est-ce
que c’est ?
-J’ai
entendu mon père l’expliquer à mon
grand-père.
On place un tuyau qui traverse la peau du ventre
jusqu’à l’estomac et on y
introduit la nourriture et l’eau dont le malade a besoin.
-Je
ne savais pas que ça existait. Ce serait pratique
pour les fois où ma mère m’oblige
à manger des endives ! » »
Bruno
Duonor (illustrations Jérome Cloup)
Papy
branché
Edition
K’Noë
Ce livre
est destiné aux jeunes enfants de moins de 10 ans pour leur expliquer ce
qu’est l’insuffisance respiratoire chronique,
ses conséquences et le besoin d’avoir recours
à l’oxygénothérapie
à domicile. Il
a été écrit en collaboration avec la
Société de Pneumologie de
Langue Française (SPLF) et la
Fédération Française
des Associations et Amicales de malades, d’Insuffisants ou de
handicapés
Respiratoires (FFAAIR).
Comme
c’est
souvent le cas lorsqu’un adulte est malade, la tendance est
d’éloigner les
enfants pour ne pas les choquer. C’est le thème de
cette histoire de 47 pages,
en gros caractères avec un dessin
à
chaque page. Les dessins sont pleins d’humour, et ont souvent
un aspect
surréaliste du fait de la présence de petits
animaux anthropomorphes. D’autres
dessins au contraire expliquent les poumons, la respiration et la
machine à
oxygène.
C’est
donc
l’histoire de Justine (8 ans) qui ne comprend pas pourquoi
son grand-père ne
veut plus la voir, elle et son frère Quentin. Elle
décide donc de prendre le
train toute seule pour aller lui poser la question. Celui-ci va alors
lui
expliquer qu’il a besoin d’une machine pour
respirer parce que ses poumons sont
malades à cause des cigarettes. Les explications de son
grand-père vont la
rassurer, et finalement, la vie reprend comme avant, mais avec
un… papy
branché !
Extrait :
« Seule Justine reste à
l’écart. Elle fait la
tête et quitte, boudeuse, ce petit monde qu’elle
juge sans intérêt.
Elle
surprend alors ses parents en pleine
conversation. Ils parlent de Papylou. Elle tend l’oreille et
entend qu’il a une
« BPCO » et qu’ensuite
il est devenu insuffisant respiratoire.
Aujourd’hui il est sous
« oxygénothérapie ».
Elle
ne comprend pas du tout ce que veulent dire ces
mots compliqués, mais elle apprend par contre que
ça le handicape et qu’il ne
veut plus voir personne. Justine n’en revient pas, Papylou ne
voudrait plus les
voir, ni elle, ni Quentin ?
-Tu
sais ma chérie, dit Papa, j’ai peur que les
enfants soient impressionnés par l’appareillage
qui lui permet de
respirer !
-Je
te comprends, dit Maman, c’est vrai que ça fait
bizarre la première fois, même pour moi !
Alors pour les enfants…
Justine
n’en peut plus de toutes ces questions qui lui
trottent dans la tête. Papylou ne voudrait plus les voir
parce qu’il est sous
« oxygène au
tapis » ? Et c’est quoi
d’abord l’oxygène et cette
histoire de tapis ? Elle n’y comprend
décidément rien. »
Voici une
liste des autres maladies déjà
abordées par les éditions K-Noë (www.k-noe.fr) :
pour les enfants : Hépatite C, cancer,
Sclérose en plaque, dépression ;
pour les juniors : arthrite juvénile idiopathique,
déficience en hormone
de croissance, phénylcétonurie ; pour
les adultes : herpès, hépatite
C, insuffisance rénale, hémophilie,
myélome multiple, polyarthrite rhumatoïde,
dépression, mucoviscidose, diabète de type 2,
épilepsie, spondylarthrite
ankylosante. On ne peut qu’inciter
l’éditeur à compléter sa
collection pour les
enfants avec un titre sur la maladie d’Alzheimer, et un sur
la maladie de
Parkinson.
Conseil numéro 17 [retour haut de page]
Nous allons
aborder cette fois-ci le thème de
la « gynécologie »
à travers un roman policier français de Sylvie
Jema (Prix du Quai des Orfèvres 2004) et un livre de plus de
700 pages du grand
romancier américain John Irving (né en 1942),
l’auteur entre autre du célèbre
« Le Monde selon Garp »
(1978).
Les
sarments d’Hippocrate
Sylvie
M. Jema
Editions
Fayard, 6,90 eurosUne autre saga médicale française, "Le serment d'Hippocrate" de
Noëlle Loriot au Livre de Poche. L'histoire d'une famille de médecins
sur deux générations de 1940 à nos jours. Deux périodes sont
particuliérement développées
Le prix du Quai
des Orfèvres est un
prix littéraire français,
décerné depuis 1946 par un jury
composé de policiers
et magistrats qui jugent des manuscrits anonymes. Il est
présidé par le
Directeur de la Police judiciaire,
dont le siège est 36,
quai des Orfèvres à Paris, et c’est le
Préfet de police qui déclare chaque
année le nom du lauréat, fin novembre.
L'œuvre primée est ensuite
éditée par un
éditeur (Fayard depuis 1966) qui lui assure un tirage
minimal de 50 000
exemplaires.
Cyprien
Desseauve est le patron du
service de gynécologie-obstétrique dans un CHU de
province. Il a une femme,
Geneviève, et six enfants, sa
préférée étant Clara.
C'est un homme brillant, sûr de lui et de sa
réussite. Il est fat et égoïste.
Il collectionne les aventures, et pense que sa femme s'en accommode.
C’est
aussi une grande figure de la politique locale. Il ne s'est donc pas
fait que
des amis.
Depuis deux
mois, il reçoit des
lettres anonymes de plus en plus menaçantes. La personne qui
lui écrit assure
qu'elle s'en prendra à sa famille. Cyprien décide
d'avertir la police. Il fait
appel au lieutenant Stéphane Brandoni, la soeur de
Cécile Brandoni, médecin dans
le service où travaille Cyprien.
En
même temps, Desseauve veut mettre
un terme à sa liaison avec Bénédicte
Krügel, sa secrétaire qui vient de lui
annoncer qu'elle était enceinte. Lors d'un ultime entretien,
il lui annonce
qu'elle devra désormais vivre sans lui. Quelques heures plus
tard elle est
retrouvée morte dans les archives du service. S'agit-il d'un
crime, d'un
suicide ou d'une mort naturelle ? Marc Krügel, le mari de la
victime, est
effondré et promet de se venger.
C’est
justement le lieutenant
Brandoni, aidée par le capitaine Pujol de Ronsac, qui est
chargée de l’enquête.
Une semaine après la découverte de ce premier
cadavre, on retrouve le corps du
professeur Desseauve gisant dans son bureau. Il porte des traces de
coups à la
tête : il a été assommé par
une statuette qui se trouvait sur sa table. Les
deux policiers enquêtent chez les notables
de cette bourgeoisie de province. Les intrigues du passé et
du présent se
mélangent. Les erreurs d’hier expliquent les
meurtres actuels.
Le
début du roman est très réaliste,
avec de nombreuses descriptions sur le fonctionnement du milieu
hospitalier : les études médicales, les
consultations, la salle de garde...
Pour les lecteurs non médecins ou soignants, c’est
un
voyage dans le milieu
hospitalier : aides-soignantes, brancardiers, sages-femmes,
médecins, infirmières
et patientes surgissent à tout bout de champ. Mais
très
vite, l'histoire tourne
autour de 4-5 personnages tout à fait grotesques et
stéréotypés. L’explication
finale est digne des romans à succès du
XIXème
siècle. L’intérêt de ce livre
repose
surtout sur son coté médical, le style
étant
relativement absent, et le récit
de l'enquête rapidement sans intérêt, ce
qui pour un
livre primé par le Quai
des Orfèvres est très décevant.
Extraits :
« Desseauve ouvrit le dossier qu’il avait
en main, en sortit l’observation
qu’il parcourut d’un oeil critique. Une observation
bien faite, visant à
apprendre la « démarche
médicale » à son
rédacteur, devait comporter
un interrogatoire précis (sur les
antécédents familiaux et personnels, et tous
les événements médicaux, chirurgicaux,
survenus jusqu’à ce jour), une
« histoire de la maladie » qui
avait conduit la patiente jusqu’ici,
le compte rendu de l’examen clinique qui avait
été fait avec rigueur et
méthode, et une conclusion diagnostique avec une
éventuelle proposition
thérapeutique. »[…]
« Les arrivants firent chacun avec soin le
traditionnel tour de table,
posant la main sur l’épaule de chaque convive,
salutation traditionnelle et
signe de reconnaissance indispensables avant de pouvoir
s’asseoir à son tour
(sous peine de s’exposer à des projections
alimentaires diverses ou autres
représailles). »[…]
« Cécile leva les yeux sur la grande
fresque qui courait tout le long des
murs du réfectoire et sur les fenêtres
rencontrées au passage. Elle n’y faisait
plus attention, à la voir tous les jours. De loin, la
réalisation était
magnifique : haute d’environ un mètre,
d’inspiration médiévale, elle
explosait de couleurs chatoyantes, de personnages innombrables
côtoyant des
animaux mythiques, d’enluminures rehaussées de
dorures… Mais, en s’approchant
un peu, on distinguait aisément que tous les personnages
participaient, en
fait, à une gigantesque orgie – que
n’aurait pas reniée Rabelais -, adoptant
des positions classiques, curieusement acrobatiques ou même
inconnues du Kama-sutra,
ne laissant aucun espace d’un personnage à
l’autre, vaste puzzle grivois, voire
franchement pornographique… »
L’œuvre
de Dieu, la part du Diable
John Irving
Points Seuil, 9,50 euros
On est
là dans une autre catégorie,
même si par de nombreux cotés ce roman est lui
aussi beaucoup plus proche du
XIXème siècle que du XXème.
Publié
en 1985, "L’Œuvre de Dieu,
la
Part du Diable" est le
sixième roman de l'écrivain
américain John Irving.
Dans
les années 1920, Wilbur
Larch, jeune docteur, se sent responsable du
décès d'une jeune femme à laquelle
il a refusé un avortement et qui a été
victime d'un médecin peu scrupuleux. Il
va alors créer un orphelinat (à Saint
Cloud’s, dans le Maine) où les femmes
peuvent accoucher (« l’œuvre de
Dieu ») en laissant leur enfant au
soin de Nurse Edna et Nurse Angela, les deux assistantes du
médecin, mais aussi
avorter (« la part du Diable »),
mais dans de bonnes conditions et
sous surveillance médicale. Pour lui cependant les deux sont
«l'œuvre de Dieu
», la véritable « part du Diable
» étant les horreurs qu'il a vues sur les
champs de bataille de la
Première Guerre mondiale.
C'est
là qu'Homer Welles viendra au
monde dans les années 1930, orphelin assez atypique (il ne
pleure jamais) et
qui semble refuser toute famille d'accueil. Après 4
tentatives ratées, il
faudra bien se rendre à l'évidence : Homer est
chez lui à Saint Cloud's. Larch
lui permet de rester à l'orphelinat s'il se rend utile.
Homer commence alors à
apprendre la médecine, et surtout l'obstétrique,
auprès du docteur Larch. Entre
eux, il va peu à peu se développer des sentiments
qui ressemblent fort à ceux
d'un père et d'un fils. Mais, malgré son amour
pour Larch, Homer va refuser de
l'aider à pratiquer des avortements. Pourtant
très doué, il ne souhaite pas
faire de ces activités d'interruption de grossesse son
métier, qu'il considère
comme utiles mais qui le choquent dans sa moralité, et
préfère partir. C'est au
bout d'un périple long et douloureux, occasion de se
construire une vraie
personnalité, qu'il finit par revenir, notamment pour
succéder à son
"père" spirituel.
John
Irving entraîne le lecteur
au long d'un demi-siècle, pour un plaidoyer en faveur du
droit à l'avortement,
interdit à l'époque. Au second plan, il
décrit en détail le monde agricole
américain, ses valeurs, ses réalités
difficiles, et le spectre de la
"guerre d'Europe", qui progressivement devient une guerre mondiale
–
la seconde. Irving décrit à la perfection le
moindre des personnages: les
orphelins, les infirmières, les femmes qui viennent se faire
avorter, les
propriétaires du verger, les travailleurs du verger... Par
sa richesse, ce
n'est plus un roman, c'est une fresque : multitude des personnages,
fils du
récit qui s'entrecroisent, importance des thèmes
abordés.
En
abordant les sujets a priori
difficiles de la maternité non désirée
et de l'avortement, John Irving a su
faire preuve d'une grande humanité et d'une grande
intelligence dans sa façon
de mettre en place le débat au sein même de ses
personnages (opposition entre
le docteur Larch et Omer). Sur le plan médical, le
récit est très précis, et John
Irving a obtenu de nombreux renseignements techniques de son
grand-père qui
était médecin.
Cet
ouvrage est le
troisième d'Irving à être
adapté au cinéma avec "Le
monde selon Garp", réalisé par Georges
Roy Hill en 1982, et
"L'Hotel New Hampshire",
par Tony Richardson en 1984. Pour "L’Œuvre
de Dieu, la
Part du Diable",
l'écrivain a lui-même signé
l'adaptation,
contrairement aux deux précédents. John Irving a
commencé à en écrire le
scénario peu après la publication du roman et il
aura fallu 13 ans pour que le
projet d'adaptation cinématographique puisse voir le jour. Le film qui est
sorti en France en
2000, avec Michaël Cain (Oscar du meilleur second
rôle) est visible en DVD
depuis 2003.
Extrait :
« Homer partit à toutes jambes et trouva
une femme allongée par terre.
Ses yeux fixaient le vide avec une telle intensité, et sans
voir quoi que ce
fût, qu’il la prit au début pour le
cadavre que le Dr Larch essayait de
réceptionner à la gare. Puis la femme se mit
à bouger, et Homer Wells comprit
qu’elle ne tarderait pas à devenir cadavre elle
aussi ; les convulsions
commencèrent par une contraction nerveuse de son visage,
puis se répandirent
rapidement dans tous les muscles de son corps. Ses joues
jusque-là écarlates
devinrent d’un bleu-noir brillant ; ses talons
frappèrent le sol avec une
telle violence que ses deux chaussures
s’envolèrent – Homer constata
aussitôt
qu’elle avait les chevilles extrêmement
enflées. Ses mâchoires se
crispèrent ; sa bouche et son menton se couvrirent
d’écume baveuse, à
laquelle se mêlait un filet de sang parce qu’elle
s’était mordu la langue –
mieux valait la mordre que l’avaler. Elle avait beaucoup de
mal à
respirer ; elle expulsait l’air en sifflant, et de
l’embrun éclaboussa le
visage d’Homer avec une violence qu’il
n’avait pas connue depuis le jour où,
debout sur la berge, il cherchait des yeux les Winkle
balayés par les grumes.
- Eclampsie,
dit Homer Wells à Nurse
Edna.
Cela dérive du grec ; le Dr Larch lui avait appris
que
ce mot se rapporte aux éclairs lumineux que voit la patiente
au début des
convulsions puerpérales. En général,
on peut éviter l’éclampsie par un
minimum
de soins prénataux. On décèle
facilement une augmentation de la tension
artérielle, la présence d’albumine dans
les urines, l’enflure des pieds et des
mains, les migraines, les vomissements, et bien entendu les points
lumineux et
les éclairs dans les yeux. Le repos, un régime
strict, la réduction de
l’alimentation liquide et une purgation naturelle sont
efficaces dans la
plupart des cas ; mais s’ils ne le sont pas, il
suffit de provoquer le
travail prématurément pour éviter
presque toujours les convulsions et souvent
mettre au monde un enfant vivant. »
De John Irving,
on peut
aussi conseiller « L’épopée
du buveur
d’eau », chef
d’œuvre d’humour. Ce livre (le
troisième roman d'Irving)
commence chez un médecin, annonçant au narrateur
(Fred "Bogus"
Trumper) qu'il a le choix entre boire plusieurs litres d'eau par jour
afin de
combattre ses douleurs urinaires, ou avoir recours à la
chirurgie. Comme
toujours dans sa vie, le narrateur refuse de prendre les mesures qui
s'imposent, et choisis de boire. C’est ce qui symbolise tous
ses problèmes car
il est incapable de prendre la bonne décision, quelle que
soit la situation. Il
se sépare de sa femme mais continue à l'aimer,
entretient une relation
incomplète avec sa nouvelle petite amie (elle veut un
bébé alors que l'idée
l'angoisse), et il est incapable de finir sa thèse sur un
récit écrit dans une
langue, le nordique primitif, que lui seul peut comprendre.
C’est un tel modèle
d’indécision qu’il a un ami
cinéaste qui veut faire un documentaire sur
l'échec
en le filmant lui.
C’est
sa peur maladive de
mal agir et donc sa propension à la fuite qui
emmènent « Bogus »
(littéralement "bidon, faux") dans les situations les plus
farfelues
et abouti à faire de ce roman une véritable
épopée burlesque.
Conseil numéro 16 [retour haut de page]
Nous
allons aborder
cette fois-ci le thème des « écrivains-médecins ».
Il y a bien sûr Rabelais, et après lui
Émile Littré, Victor Segalen, Georges
Duhamel, Henri Ghéon et Jean Reverzy. D’autres,
comme Léon Daudet, Blaise
Cendrars, André Breton et Louis Aragon sortirent sans
diplôme de la
Faculté. Nous en avons choisi deux
parmi les plus emblématiques de la première
moitié du XXème siècle :
Mikhaël Boulgakov et Louis-Ferdinand Céline. Pour
chacun, nous avons retenu un
ouvrage à thématique médicale.
Le + d'Internet :
Il existe un groupement des écrivains médecins (www.ecrivains-medecins.com/)
Mikhaël
Boulgakov
Récit
d’un jeune médecin
Livre
de poche, 4 euros
Après
Tchekhov, Mikhaïl Boulgakov
(1891-1940)
est le deuxième grand médecin de la
littérature russe. Issu d'une famille de
prêtres, il entre en 1909 à la faculté
de médecine de Kiev. Il en sort médecin
en 1916, en pleine guerre mondiale. A peine
diplômé, il est affecté pendant les
années 1916 et 1917 dans un petit hôpital de
campagne géré par la Croix-Rouge
dans un coin perdu
de la Russie
où il va
recevoir 15631 patients. C’est cette période qui
inspirera ses Récits d'un
jeune médecin. Il ouvre ensuite un cabinet
à Kiev et se spécialise en
dermato-vénérologie. Mais la guerre civile fait
rage et Boulgakov s'engage aux
cotés des troupes tsaristes. En 1920, il abandonne
définitivement la médecine
pour la littérature, et c’est sous le
régime de Staline qu’il écrit toute son
œuvre, oscillant entre un réalisme très
dur et un fantastique original, ce qui
lui permet de dénoncer les absurdités de son
époque. De plus en plus censuré et
critiqué par le pouvoir, on lui refuse bientôt
toute activité et ses œuvres
seront retirées de la vente en 1927.
En
1931, à bout de ressources,
il décide d'écrire directement à
Staline en lui demandant de faire mettre un
terme aux persécutions dont il est l'objet, à
défaut de lui permettre d'émigrer
ou, dans le cas contraire, de le faire fusiller, la vie n'ayant plus de
sens
pour lui sans la possibilité de créer. Plusieurs
mois plus tard Staline lui
téléphone en personne et intervient pour qu'on
lui accorde un emploi
d'assistant metteur en scène au Théâtre
d'Art, puis de conseiller littéraire au
Bolchoï. Atteint d’insuffisance rénale,
il mourra en 1940, âgé de quarante-neuf
ans.
Dans
Les récits
d’un jeune médecin, Boulgakov va nous
faire vivre toute
l'angoisse des situations et les avalanches de questions qui assaillent
le
cerveau d’un jeune médecin contraint à
pratiquer des techniques médicales qu’il
n’a jamais faites auparavant. A la lecture de ce
récit autobiographique, on
réalise que Boulgakov n'a nul besoin de personnages comme le
Diable, qu'il met
en scène dans le Maître
et Marguerite,
pour donner une atmosphère fantastique à son
écriture. Son angoisse de faire
une erreur et de torturer inutilement ses patients prend possession de
tout son
imaginaire, alors que pourtant le jeune médecin fait face
avec un apparent
sang-froid et une parfaite efficacité. Il est difficile de
ne pas être
totalement saisi par ce court récit, qui mêle le
témoignage émouvant d'un homme
scrupuleux et perfectionniste, et beaucoup d'humour pour conjurer
l'angoisse du
jeune médecin qui se serait bien passé de la
lourde responsabilité des vies
humaines qu'on lui confie jour après jour. Avec une grande
honnêteté et une
grande humilité, il raconte ses erreurs, ses
échecs et parfois aussi ses belles
réussites. Comment ne pas s'identifier à ce
personnage qui, dans l'isolement le
plus radical, n’a pour toute aide que ce lancinant refrain
"débrouille toi
avec ce que tu sais". L’autre possibilité est bien
sûre de regarder dans
les livres de médecine (il n’y avait pas
Internet !), et très souvent le
jeune médecin se trouve obligé de pratiquer le
livre à la main. Ce récit est à
conseiller à tous les étudiants en
médecine, et en particulier aux internes qui
débutent leurs premiers semestres.
Les Récits d'un jeune médecin
sont suivis de Morphine,
qui explore
les gouffres de la détresse, de la maladie et de la folie.
Si vous voulez
ressentir ce qu'éprouve un toxicomane en état de
manque, il vous faut lire ces
pages.
Si l’œuvre la plus connue de Mikhaïl
Boulgakov est Le
Maître et
Marguerite, deux romans sont à
recommander : Cœur de chien
et Le roman de
monsieur de Molière. Dans Cœur
de
chien, un savant moscovite greffe une hypophyse ainsi que des
glandes
sexuelles humaines à un chien errant. C’est une
farce féroce dans laquelle Boulgakov
ridiculise les savants soviétiques qui
prétendaient créer un homme nouveau. Il
s'en donne à coeur joie pour étriller aussi la
bureaucratie étatique et les
absurdités de la politique du logement communautaire de
l'époque. Comme son
titre l’indique, Le roman de
monsieur de
Molière raconte la vie de …
Molière. Le style et l’écriture de ce
roman
sont un pur régal et un vrai moment de bonheur.
C’est probablement le meilleur
texte jamais écrit sur Molière.
Extraits :
« Je me mis à avoir froid, et mon front
fut trempé. Je regrettai d’avoir
fréquenté la faculté de
médecine et d’être tombé dans
ce trou perdu. Dans un
désespoir furieux, je fourrai ma pince au petit bonheur
quelque part aux
environs de la plaie, je la relâchai, et le sang
aussitôt cessa de couler. Nous
épongeâmes la plaie avec des tampons de gaze, et
elle se présenta devant moi,
bien nette, et parfaitement énigmatique. Je ne voyais aucune
trachée nulle
part. Mon incision ne ressemblait à aucune figure de manuel.
Deux ou trois
minutes passèrent encore, pendant lesquelles je fouillai
dans la plaie de
manière absolument mécanique et
incohérente, tantôt avec le bistouri,
tantôt
avec la sonde, à la recherche de la trachée. Et
au bout de la deuxième minute,
je désespérai de la trouver jamais.
« C’est foutu, pensai-je, pourquoi
ai-je fait cela ? Après tout j’aurais pu
aussi bien ne pas proposer
l’opération, et Lidka serait morte tranquillement
chez moi, dans une chambre,
alors qu’à présent elle va mourir, la
gorge ouverte, et jamais, par aucun
moyen, je ne pourrai prouver qu’elle serait morte de toute
manière, que je ne
pouvais lui nuire davantage… » La
sage-femme, sans rien dire, m’essuya le
front. « Poser le bistouri ;
dire : je ne sais pas quoi faire
ensuite », voilà ce que je venais de
penser quand les yeux de la mère me
revinrent à l’esprit. Je levai à
nouveau le bistouri, et d’un geste brusque et
insensé, je poignardai Lidka, en entaillant
profondément la gorge. Les tissus
s’écartèrent, et brusquement la
trachée m’apparut.
Louis
Ferdinand Céline
Voyage
au bout de la nuit
Folio,
8,20 euros
« La
médecine, c'est ingrat. Quand on se fait
honorer par les riches, on a l'air d'un larbin, par les pauvres on a
tout du
voleur. »
« Quand
on n’a pas d’imagination, mourir
c’est peu de chose, quand on en a, mourir, c’est
trop ! »
Louis Ferdinand
Auguste Destouches dit
Céline (1894-1961) reste l’un des plus grands
écrivains français du XXème
siècle,
même si sa vie et son œuvre restent à
jamais entachés par ses écrits et propos
antisémites et par son attitude au cours de la seconde
guerre mondiale. Seul
l’aspect médical de sa vie sera abordé
ici.
D’abord
militaire de 1912 à 1915, il
resterUne autre saga médicale française, "Le serment d'Hippocrate" de
Noëlle Loriot au Livre de Poche. L'histoire d'une famille de médecins
sur deux générations de 1940 à nos jours. Deux périodes sont
particuliérement développéesa traumatisé à jamais par les horreurs et
la bêtise de la guerre. C’est
probablement ce qui explique en partie sa vision très
pessimiste de la vie et
de l’humanité en général, et
l’aspect très sombre de son œuvre. Ayant
était
blessé au bras, il sera hospitalisé au
Val-de-Grâce puis à l’hospice Paul
Brousse de Villejuif alors dirigé par Gustave Roussy. Il
obtiendra le
baccalauréat en 1919, puis poursuit des études de
médecine de 1920 à 1924 en
bénéficiant des programmes
allégés réservés aux
anciens combattants. Sa thèse
de doctorat, La Vie et
l'Œuvre de Ignace Philippe
Semmelweis (1924),
est aujourd'hui considérée comme sa
première œuvre littéraire.
Après son doctorat,
il est embauché à Genève par la
fondation Rockefeller qui subventionne un poste
de l'Institut d'hygiène de la
Société des Nations. Il
accompagnera
plusieurs voyages de médecins en Afrique et en
Amérique. Cela l'amène notamment
à visiter les usines Ford au cours d'un séjour
à Détroit qui durera 36 heures. Son
contrat à la SDN n'ayant pas
été renouvelé, il sera
engagé, après
avoir envisagé d'acheter une clinique en banlieue parisienne
et un essai
d'exercice libéral de la médecine en 1927 (Il
affichera sur sa plaque
« Docteur Louis Destouches, médecine
générale, maladies des
enfants »), par le dispensaire de Clichy
où il effectuera quatre vacations
de deux heures par semaine. Pour compléter ses revenus, il
occupera un poste
polyvalent de concepteur de documents publicitaires pour des
spécialités
pharmaceutiques et même de visiteur médical dans
trois laboratoires
pharmaceutiques. Il écrira également de nombreux
réquisitoires pour la
Société de
Médecine de Paris, tels que À
propos du service sanitaire des usines Ford, ou encore La
Santé publique en
France.
C'est
toute cette partie de sa
vie qu'il relate à travers les aventures de son
antihéros Ferdinand Bardamu,
dans son premier roman le Voyage au bout de la nuit
(1932), pour lequel
il reçoit le prix Renaudot, après avoir
manqué de peu le prix Goncourt.
Le Voyage au bout de la nuit est un roman
qui a fait date dans l'histoire
de la littérature. Dès sa publication, le
scandale et les polémiques soulevés
par l'emploi de la langue orale et la dénonciation d'une
société abrutissant et
humiliant l'homme sont immédiats. A
l’époque, le style surprend autant qu'il
effraie, d'autant qu'il s'agit du premier roman d'un parfait inconnu.
En 1932, l'introduction de
la langue populaire
en littérature reste rare et il est encore moins
fréquent que ce soit le
narrateur qui parle cette langue, d'habitude
réservée aux seuls dialogues. Ce
projet a été longuement mûri, et le
Voyage correspond à l'aboutissement et la
maturité d'une écriture que son auteur travaille
depuis de nombreuses années.
Le Voyage se
divise en deux grandes
parties. De façon très simpliste, la
première relate les errances et les
égarements de Bardamu, le narrateur, à travers le
monde et la seconde son
retour à Paris et sa carrière de
médecin. Le récit débute la veille de la
Première Guerre Mondiale et se
termine près de dix ans après son armistice
en 1918. Céline utilise sans retenue les données
de son expérience de soldat et
de médecin pour doter sa prose de ce style si particulier,
qui fait du Voyage
un chef-d'œuvre de la littérature
française. Son style
« oral »
s’accentuera de plus en plus au fil de son œuvre,
avec des phrases très courtes
et parsemées de points de suspension.
Dans Mort à crédit
(1936), le deuxième grand roman de Céline, la
médecine est aussi très présente.
D’ailleurs, dès le 3ème
paragraphe
de la première page, on peut lire cette phrase assez
emblématique de son
œuvre : « Je
n’ai pas toujours
pratiqué la médecine, cette merde ».
Concernant
Céline, il faut citer les
admirables lectures de Fabrice Luchini, et surtout les 3 volumes
illustrés par
Tardi, dont celui du Voyage (chez Futuropolis-Gallimard). Comme avec
Léo Malet
et son personnage Nestor Burma, Tardi a parfaitement réussi
à rendre
l’atmosphère des romans de Céline
à travers ses magnifiques dessins en noir et
blanc.
Extrait :
« J’allais
maintenant le voir un peu moins souvent parce que c’est
vers cette même époque que j’ai
été nommé à la consultation
d’un petit
dispensaire pour les tuberculeux du voisinage. Il faut appeler les
choses par
leurs noms, ça me rapportait huit cents francs par mois.
Comme malades c’était
plutôt des gens de la zone que j’avais, de cette
espèce de village qui n’arrive
jamais à se dégager tout à fait de la
boue, coincé dans les ordures et bordé de
sentiers où les petites filles trop
éveillées et morveuses, le long des
palissades, fuient l’école pour attraper
d’un satyre à l’autre vingt sous, des
frites et la blennorragie. Pays de cinéma
d’avant-garde où les linges sales
empoisonnent les arbres et toutes les salades ruissellent
d’urine les samedis
soir. Dans mon domaine, je n’accomplis au cours de ces
quelques mois de
pratique spécialisée aucun miracle. Mais mes
clients n’y tenaient pas à ce que
j’accomplisse des miracles, ils comptaient au contraire sur
leur tuberculose
pour se faire passer de l’état de
misère absolue où ils étouffaient
depuis
toujours à l’état de misère
relative que confèrent les pensions
gouvernementales minuscules. Ils traînaient leurs crachats
plus ou moins
positifs de réforme en réforme depuis la guerre.
Ils maigrissaient à force de
fièvre soutenue par le manger peu, le vomir beaucoup,
l’énormément de vin, et
le travailler quand même , un jour sur trois à
vrai dire. »
Conseil numéro 15 [retour haut de page]
Nous allons
aborder cette fois-ci le
thème de « la peste »
à travers deux ouvrages. Le premier est un
roman policier de Fred Vargas qui vient d’être
porté à l’écran et dont
l’intrigue tourne autour de cette maladie. Le
deuxième est le très
célèbre
roman d’Albert Camus que beaucoup ont
étudié sur les bancs du lycée.
Actuellement, ce sujet de la peste revient à la mode car il
est très symbolique
des grandes pandémies mondiales et des craintes actuelles
par rapport à la
grippe aviaire. Il faut aussi savoir que près de 40000 cas
humains de peste ont
été déclarés à
l’OMS par 24 pays au cours des quinze dernières
années.
Fred
Vargas
Pars
vite et reviens tard
Editions
Viviane Hamy, 15 euros ou J’ai lu 6,70 euros
Jean-Baptiste
Adamsberg… Il suffit de
prononcer ce nom pour savoir si vous avez affaire à un
adepte de la secte
Vargassienne. En général, après avoir
lu un seul roman policier de Fred Vargas
(de son vrai nom Frédérique Audouin-Rouzeau) on
devient membre de cette secte
car, une fois entré dans son univers, fait de personnages
atypiques et tous
plus étranges les uns que les autres, on ne peut plus
s’arrêter de dévorer ses
livres.
Un certain Joss
Le Guern, ex-marin
breton, échoue à Paris après avoir
fait de la prison pour avoir rossé un
armateur responsable de la mort de deux marins. Après une
période de chômage,
il devient « crieur » place Edgar Quinet,
c'est-à-dire qu'il crie trois fois
par jours les messages que les gens lui envoient : petites annonces,
déclarations d'amour, de haine… Et
voilà qu'arrivent des messages très
étranges, qui parlent de vermine, de fléau, de
mort. Inquiet, Hervé Decambrais,
vieil homme érudit qui héberge Joss dans sa
petite pension de famille, commence
ses recherches pour révéler le sens
caché de ces messages. Il découvre que ces
textes mystérieux sont tirés du canon
de la
médecine d’Avicenne et du journal
de
Samuel Pepys.
D'un autre côté, il y a le commissaire
Jean-Baptiste Adamsberg, qui vient
d'être affecté à la brigade criminelle.
Il reçoit la visite d'une jeune femme
très angoissée dont les portes de son immeuble
sont victimes de « graffitis »
alarmants : des sortes de 4 à l'envers accompagné
des lettres CLT. Il apprendra
qu’aux temps des épidémies de la peste,
des chiffres quatre inversés peints sur
les portes servaient de talisman pour se protéger de la
maladie. Le commissaire
finit par prendre l'affaire au sérieux quand d'autres
immeubles sont touchés et
quand Decambrais et Joss Le Guern se décident à
venir lui parler des messages «
spéciaux ». Les deux affaires vont rapidement se
recouper et bientôt les
cadavres se suivent portant tous les symptômes de la
peste… La rumeur d’une
épidémie de peste noire se répand
alors.
Fred Vargas nous
donne dans son récit
de nombreuses informations sur la peste ainsi que sur les grandes
épidémies du
passé. Nous apprenons ainsi que l’ultime
épidémie de peste à Paris date de 1920
(quatre-vingt-seize cas dont trente quatre mortels) et que dans la
ferronnerie
du balcon du tribunal de commerce de Nancy se trouve un double quatre
inversé.
Puis, glissant de l’histoire de la peste à une
réelle panique engendrée par des
rumeurs, elle souligne les pires instincts de la bêtise
humaine. Tout en
maintenant le suspens jusqu’à la
dernière page sur une enquête plus que
délicate, elle nous décrit un univers toujours
à la lisière du vraisemblable.
Ce roman a reçu le 48e Prix des libraires.
Dans le domaine
des épidémies, Fred
Vargas a une nouvelle lubie, qui a pris pour royaume la
pandémie aviaire. Elle
a cherché un système simple, pas cher et
réutilisable, afin que les gens
puissent se protéger en cas de pandémie grippale
et sortir de chez eux une
heure ou deux pour faire leurs courses. Elle a ainsi imaginé
une sorte de cape
en plastique, 100 % anti-H5N1, qui recouvre tout le corps sans aucun
risque de
contamination qu’elle a même
présentée au ministre de la santé.
L’adaptation
cinématographique (par Régis
Warnier) de ce roman vient de sortir en janvier 2007 avec
José Garcia dans le
rôle du commissaire Adamsberg.
Extrait :
« Face à cette alternative,
permettons-nous de jeter le doute sur
l’impeccable démonstration de nos services de
police en revenant quatre-vingts ans
en arrière. Paris a effacé de sa
mémoire l’histoire de sa dernière
peste.
Pourtant, l’ultime épidémie qui frappa
la capitale ne remonte qu’à 1920. Partie
de Chine en 1894, la troisième pandémie pesteuse
dévasta les Indes en y causant
la mort de douze millions d’hommes et atteignit
l’Europe occidentale dans tous
ses ports, à Lisbonne, à Londres, à
Porto, à Hambourg, à Barcelone… et
à Paris,
par une péniche venue du Havre et vidant
ses cales sur les berges de Levallois. Comme
partout en Europe, la maladie
fit heureusement long feu et déclina en quelques
années. Elle touvha néanmoins
quatre-vingt-seize personnes, principalement dans les banlieues nord et
est de
la ville, parmi les populations misérables des chiffonniers
logeant dans des
baraquements insalubres. La contagion se glissa même intra
muros et fit une
vingtaine de victimes au cœur de la ville.
Or,
durant le temps que dura cette épidémie, le
gouvernement français la
garda secrète. On vaccina les populations
exposées sans que la presse fût
informée du véritable objet de ces mesures
exceptionnelles. Le Service des
épidémies de la
Préfecture
de police, dans une
série de notes internes, insista sur la
nécessité de cacher le mal à la
population, mal qu’elle nomma pudiquement
« la maladie n°9 ».
[…]
Sans
vouloir accuser les représentants de la police de falsifier
les
faits, aujourd’hui comme hier, pour nous masquer la
réalité, cette petite note
d’histoire rappelle utilement aux citoyens que
l’Etat a ses vérités que la
vérité ne connaît pas et
qu’en tous les temps, il a su manier l’art de la
dissimulation. »
La Peste
Albert
Camus
Folio,
5,10 euros
Albert
Camus est maintenant un
classique de la littérature dont la lecture est souvent
obligatoire au cours
des années lycées. Même si son style a
vieillit, il
y a derrière ses romans une
réflexion philosophique qui reste
d’actualité.
Paradoxalement, les plus
intéressants aujourd’hui sont peut être
les moins
étudiés : « La
chute »
d’un côté, et « Le
mythe de
Sisyphe » de l’autre.
En 1941
à Oran (qui était alors une
préfecture française de la côte
algérienne), non loin de Carthage où
Saint-Louis mourut de la peste, les rats sortent des égouts
par centaines. Cette
situation inquiète le docteur Rieux, mais la
municipalité dit contrôler la
situation. Quelques jours plus tard, surviennent les premiers cas
d'adénopathies douloureuses. Les malades "écartelés
par les ganglions" cervicaux ont le souffle
saccadé
: le pouls est filiforme et la mort survient parfois à
l'occasion d'un
mouvement insignifiant. Bien que l'épidémie se
développe rapidement, le nom redouté
n'est pas prononcé. Pour éviter la panique, les
mesures sont prises, mais trop
tard. Après la dératisation peu utile, on lutte
contre les puces, puis les
décrets se succèdent : déclaration
obligatoire des cas, isolement des malades,
désinfection de leur chambre, quarantaine imposée
aux proches… Il n'y a pas de
sérum sur place : le stock de l'Institut Pasteur est vite
épuisé. L'état de
peste est enfin déclaré et la ville
coupée du monde. C’est à travers le
journal
du docteur Rieux que nous assistons à l'évolution
tragique du mal et que nous
faisons la connaissance des autres personnages :
Rambert un journaliste
parisien, qui n'a de cesse de tenter de quitter cette ville,
où il n'était que de
passage, et qui finit par se sentir solidaire de la misère
des autres ;
Tarrou qui mettra en place l'organisation sanitaire de la
ville ;
Cottard qui profite de la misère
générale en faisant de la contrebande et
du marché noir ; Grand, un employé de
mairie, très dévoué à ses
tâches
administratives ; et le Père Paneloux qui
appelle ses fidèles à
méditer sur le sens de ce message envoyé par le
ciel, et dont le discours
évoluera après la mort d'un enfant.
Même
si Albert Camus nous décrit avec
minutie les ravages de l'épidémie, ce roman est
avant tout une œuvre
engagée. En effet Camus laisse deviner dans le texte ses
idées anti-nazies et
dénonce entre autres l'atrocité vécue
par le peuple juif au cours de la Seconde Guerre mondiale. La
maladie est une représentation allégorique
du nazisme (surnommé aussi peste brune). Les malades
représentent la population
juive et les victimes
des nazis, tandis que Rieux et ses compères symbolisent la
Résistance. La
période d'isolement de la ville
correspond à l'occupation 1940-1945. Au début, on
ne croit pas à la peste,
comme on n'a pas cru à la guerre pendant les
années 30; ensuite on estime que
ça va s’arrêter vite: on parle de la
drôle de peste, comme on a parlé de la
drôle de guerre, et les contre mesures sont trop tardives.
Puis, les deux
drames passent par les mêmes étapes : la coupure
avec le reste du monde,
l'éclairage réduit, le rationnement des vivres et
du carburant, les files
devant les magasins, le marché noir, la loi martiale, les
exécutions, les
fosses communes. Le rassemblement des pestiférés
en tenue de bagnards dans le
stade de football d'Oran évoque la concentration des juifs
au Vel d'Hiv en
1942. Le prêche du Père Paneloux est proche des
idées de Pétain qui fustigeait
les erreurs et le laxisme de la 3ème République
et "ces mensonges qui nous ont fait tant de mal".
La fin de
l'épidémie, c'est la libération, avec
le retour des navires, les retrouvailles
des familles déchirées, et le
rétablissement de l'éclairage public. La
conclusion d'Albert Camus est un avertissement : "le
bacille de la peste ne meurt et ne disparaît jamais; pour le
malheur
et l'enseignement des hommes, la peste réveillera ses rats
et les enverra
mourir dans une cité heureuse".
En 2003, la
peste est réapparue en
Algérie, après une période de silence
inter-épidémique de 50 ans, dans la
région… d’Oran !
Extraits :
«Comme
Rieux se taisait, on lui demanda son avis :
-
Il s’agit d’une fièvre à
caractère typhoïde, mais accompagnée de
bubons
et de vomissements. J’ai pratiqué
l’incision des bubons. J’ai pu ainsi
provoquer des analyses où le laboratoire croit
reconnaître le bacille trapu de
la peste. Pour être complet, il faut dire cependant que
certaines modifications
spécifiques du microbe ne coïncident pas avec la
description classique.
Richard
souligna que cela autorisait les hésitations et
qu’il faudrait
attendre au moins les résultats statistiques de la
série d’analyses, commencées
depuis quelques jours.
-
Quand un microbe, dit Rieux, après un court silence, est
capable en
trois jours de temps de quadrupler le volume de la rate, de donner aux
ganglions mésentériques le volume d’une
orange et la consistance de la
bouillie, il n’autorise justement pas
d’hésitations. Les foyers d’infection
sont en extension croissante. A l’allure où la
maladie se répand, si elle n’est
pas stoppée, elle risque de tuer la moitié de la
ville avant deux mois. Par
conséquent, il importe peu que vous l’appeliez
peste ou fièvre de croissance.
Il importe seulement que vous l’empêchiez de tuer
la moitié de la ville. »
A signaler
également, le
« Journal de l’Année de la
peste » de Daniel Defoe (1660-1731) qui
est surtout connu pour son très
célèbre « Robinson
Crusoé ». Camus
donne d’ailleurs une citation de Defoe en exergue de
« La peste ».
L’édition du Journal en Folio (1982) est
accompagnée d’une préface du
Professeur Henri H. Mollaret de l’Institut Pasteur qui fait
un historique des
différentes épidémies de peste dans le
monde et qui analyse d’un point de vue
médical le Journal de Defoe.
Conseil numéro 14 [retour haut de page]
Nous avons
choisi cette fois-ci des
romans traitants de « Neurologie »
et en particulier de maladies du cerveau, à
l’exclusion de la maladie
d’Alzheimer que nous avons déjà
traité dans un précédent
« conseils de
lecture ». Dans ces deux livres, les personnages ont
conscience de leur
maladie et de sa gravité. Le premier est d’un
auteur français, Eric Fottorino
(qui a été nommé en
décembre 2006 directeur
délégué du journal Le Monde) et le
deuxième est d’un auteur hongrois mort en 1938.
Korsakov
Eric
Fottorino
Folio,
7,70 euros
Le
livre commence par la citation
d’extraits de données encyclopédiques
sur la maladie : « Le
syndrome de Korsakov est constitué par
une amnésie de fixation des souvenirs, compensée
par un mélange de fabulations
et de faux souvenirs. Le malade souffre d’un état
de confusion. Il présente un
déficit de l’attention, une
désorientation dans l’espace et dans le temps. Les
troubles peuvent prendre des formes graves, à
évolution rapide et mortelle. »
Le
roman est divisé en trois
parties : première partie, Bordeaux dans les
années soixante ; deuxième
partie, la Sicile ;
et
troisième partie, l’Afrique du Nord.
François
Ardanuit, dit « le
petit », a neuf ans. Il est le fils de personne car il ne
porte pas le nom de
son père biologique. Il aurait du s’appeler Maman
(prononcez Mamane) du nom d’un
obstétricien juif originaire d’Afrique du Nord,
qu’il reverra bien plus tard.
Le petit est élevé par sa trop jeune
mère Lina. Il est entouré par sa
grand-mère pieuse et autoritaire et par un oncle
dépressif. Cette partie est à
la fois très sombre et très attachante par tous
les personnages qui sont
évoqués : un grand-père parti
à Madagascar sur un coup de tête, un oncle
amoureux des plantes et d’un gros bonhomme à
moustaches, un frère qui sort de
son corps et prédit mille maux, et un taulard tout juste
sorti du trou, Gilbert.
La règle de la famille est de fuir le bonheur. Tout le monde
se réjouit de
n’être pas heureux, c’est la signature
Ardanuit.
La
lumière viendra du côté de
Marcel Signorelli, le nouveau mari de Lina. François
Ardanuit renaît sous le nom
de François Signorelli, petit-fils de Fosco Signorelli. Il
trouve alors le
bonheur auprès de cette famille française de
Tunisie grâce aux souvenirs de
laquelle il se construit une histoire.
On
le retrouve ensuite à 38 ans,
il est neurologue à Palerme et il s'auto diagnostique un
Korsakov. Frappé de ce
syndrome, il « réinvente
sa vie et comble
les trous béants de sa mémoire par des aventures
imaginaires. Il peut aussi se
choisir une biographie de rechange, une figure qui a
impressionné les cellules
neuronales encore malléables de son enfance. »
Les souvenirs s'effacent, l'affabulation
prend leur place. Enfin, dans la dernière partie, il vit par
procuration
l'histoire de son mythique grand-père Fosco maire d'un
village tunisien. C’est
la partie la plus lumineuse du roman.
Ce
livre est difficile à résumer
car les souvenirs de l'enfance se mêlent au
présent et aux souvenirs rêvés...
On ne sait jamais s’il s’agit de souvenirs
« vrais » ou de souvenirs
« inventés ». La
maladie de Korsakov est bien sûr un prétexte pour
pouvoir développer les différents niveaux de ce
roman. Cependant, il s’agit
d’une vision très littéraire et
idéalisée de cette maladie, et il est probable
que l’auteur n’a jamais rencontré une
personne réellement atteinte de Korsakov.
De mon point de vue, le fait que le personnage principal soit atteint
de cette
pathologie qui donne son titre à l’ouvrage,
n’apporte rien au lecteur.
Fottorino aurait tout aussi bien pu écrire trois romans
indépendants. En effet,
tout ce qui concerne la vie bordelaise est remarquable de
même que la partie
Tunisienne, ce qui se passe en Sicile étant probablement la
partie la moins
intéressante.
Ce livre a
obtenu les prix
France Télévision 2004,
prix des Libraires et Nice Baie des Anges 2005.
Extrait :
« Le
professeur me tira par la manche et nous sortîmes en silence.
-
Syndrome de Korsakov, avait-il murmuré entre ses dents.
-
Etes-vous sûr ? avais-je demandé sans
mesurer mon impertinence.
-
Absolument. Il ne sait plus qui il est. Alors il invente. Korsakov,
c'est l'Alzheimer des jeunes sujets. Avec une grande
différence cependant.
-
Laquelle ? avais-je aussitôt voulu savoir.
-
Un cerveau atteint d'Alzheimer n'est plus en mesure
d'élaborer le
moindre scénario de vie et de biographie. Le malade sombre
plus ou moins vite, c'est
un naufrage de la mémoire avec l'engloutissement de ses
points de repère. Dans
le cas de Korsakov, le malade est encore très valide, avec
des neurones en
pleine ébullition. Les souvenirs que la maladie
dévore, l'imagination les
remplace par des histoires plausibles mais purement
inventées.
-
Comment est-ce possible ? avais-je encore
interrogé, stupéfait.
-
Ne me prêtez pas trop de connaissances, François,
avait dit Le Morzec
en souriant. Si je savais ce qui se passe sous notre crâne
quand nos hémisphères
savants et sensibles se détraquent, je serais prix Nobel
depuis longtemps.
Retenez ceci : un cerveau en proie à Korsakov
s’invente une vie rêvée. Les
trous de mémoire, que dis-je, les gouffres de la
mémoire, il les comble selon
sa fantaisie, avec une rationalité qui donne le
change. »
Voyage
autour de mon crâne
Frigyes
Karinthy
Denoël
2006, 20 euros
Présenté
comme un roman, cet ouvrage
tardivement traduit en français est en
réalité le récit autobiographique des
problèmes de santé en rapport avec une tumeur du
cerveau, vécus par Frigyes Karinthy.
Cet auteur hongrois, né en 1887 à Budapest, avait
beaucoup d'humour et sa mort
fut probablement son meilleur canular: c'est en laçant sa
chaussure qu’il rendit
l'âme, le 29 août 1938, à 51 ans. Sans
doute voulait-il prouver que l'on peut
toujours prendre son pied, même aux moments les plus
délicats. Sorte d'Alphonse
Allais hongrois, sa maxime était: «En
matière d'humour, je ne plaisante jamais.»
De cette autodérision, on en découvre
un bel échantillon dans « Voyage autour
de mon crâne » dont il vient
de paraître une nouvelle traduction.
Parfois
délirant, parfois aussi précis
qu'un rapport médical, ce récit est une sorte
d’auto-autopsie des perturbations
de son cerveau. Comme si l’auteur l'avait
rédigé avec un stéthoscope
posé sur
la tempe, pour noter au jour le jour les bruits bizarres, les
bourdonnements
insolites et les grésillements qui assaillent sa malheureuse
cervelle. Assis
dans son café favori de Budapest, il croit par exemple
entendre un train qui
déboule vers sa table. C’est le premier
symptôme du mal qui le ronge, mais il y
en aura bien d'autres. Il les traque sans répit, en montrant
comment la mort avance
en lui, pas à pas, inexorablement. Pensant assez vite
à la possibilité d'une
tumeur, il présente d’abord des
réactions de négation et d'évitement
(le
chapitre IV est intitulé « l'autruche se
défend »). Il évite
« tous les bons
médecins » pour rencontrer ceux qui
disent
« exactement ce que je voulais leur faire
dire ». C'est seulement
quand sa vue se trouble et le gêne dans son travail qu'il
déclare à sa femme :
« j'ai une tumeur au cerveau ».
A
l'époque le diagnostic de tumeur
cérébrale ne reposait que sur des signes
cliniques subtils et l'examen du fond
d’œil, et Karinthy ne se prive pas
d'étaler les contradictions des nombreux
spécialistes qu'il consulte à Prague comme
à Vienne. Ce n'est qu'après de longs
mois de tergiversations que des amis le décident
à aller voir à Stockholm le
professeur Olivecrona, neurochirurgien élève de
Cushing, grâce à une collecte
publique qui a mobilisée tous ses lecteurs.
Puis il y aura
l'hôpital, le silence
de la chambre, la valse des blouses blanches, les seringues,
l'opération de la
tumeur sous anesthésie locale. «Un
boucan
infernal. Hurlant, accélérant son sifflement, de
plus en plus vite, de plus en
plus fort et poussant de plus en plus vers les aigus, un foret d'acier
gigantesque me perce le crâne. J'ai encore le temps de me
dire: trépan
électrique! Telle une caisse de résonance dans un
moteur de mille chevaux, ma tête
siffle, tonne et gronde, infernal fracas du ciel,
déchaînement de la terre. Une
dernière secousse, et soudain tout se tait.»
Ce calvaire,
l'auteur le décrit avec
une avalanche de détails, sans cesser de se moquer de
lui-même, en ricanant à
son propre chevet. Et, parfois, en jouant avec ses hallucinations pour
les
transformer en matières de rêves. C’est
le récit d'une victoire contre
soi-même. Elle fut de courte durée puisque
Karinthy disparut un an plus tard,
foudroyé par une attaque cérébrale.
A
noter qu’il est l'inventeur du
concept des six degrés de séparation, dans sa
nouvelle « Chaînes »
de 1929. Cette théorie dit que chacun d'entre nous sur la
planète peut être
connecté à une autre personne en suivant une
chaîne de connaissances ne
contenant pas plus de cinq intermédiaires.
Extrait :
« -Qu’entends-tu
par là, parler comme un étudiant de
première
année ?
-Ce
que je veux dire ? Eh bien, c’est vieux comme le
monde !
Tout étudiant en médecine s’imagine
qu’il a contracté chacune des maladies
qu’il étudie. Au fur et à mesure
qu’il lit leur description dans un manuel ou
qu’il examine les malades dans les salles, il croit
détecter en lui les
atteintes de la variole, du choléra, de la tuberculose et du
cancer. Nous
appelons cela « l’hypocondrie
professionnelle ». C’est tout à
fait
normal, mais tu penses bien que personne ne le prend au
sérieux. Je suis
étonnée que tu ne t’en souviennes pas.
Tu as pourtant été étudiant en
médecine
pendant six mois.
-Tu
veux dire que… ? Eh bien, laisse-moi te raconter
quelque chose.
Je ne suis pas neurasthénique et je n’ai plus
vingt ans. Dans ma vie, j’ai
assisté à beaucoup de maladies et de morts. Et je
ne me suis jamais laissé
aller à forger des inventions de ce genre, et actuellement
moins que jamais. Je
te le répète, j’ai
l’étrange impression d’avoir vu ce
regard avant…
-Ah
oui, vraiment ? Eh bien, laisse-moi te donner une petite
leçon
pour l’avenir. Il y a trois symptômes typiques pour
le diagnostic de la tumeur
au cerveau : migraines, vertiges avec défaillances
et papillite. »
On peut
également citer deux autres
romans qui ont un rapport avec des pathologies
cérébrales. Tout d’abord, un
cours récit, « Le
premier qui dort
réveille l’autre » de
Jean-Edern Hallier. Il s’agit probablement du
meilleur livre de cet écrivain que beaucoup ne connaissent
que par ses éclats
médiatiques. Cet ouvrage décrit la maladie et la
mort, à Paris durant la
deuxième guerre mondiale, d'Aubert Tanguy, 11 ans, atteint
d'un médulloblastome
qui va l'emporter après un an de maladie, malgré
une intervention
neurochirurgicale et une radiothérapie. Le narrateur est son
frère cadet Paul,
qui décrit de manière remarquable les relations
de complicité entre eux deux,
modifiées puis brisées par le cancer. Le texte
alterne les séquences oniriques,
qui traduisent à la fois la vision qu’a Paul de la
maladie de son frère, mais
peut être aussi les hallucinations directement
engendrées par la maladie
elle-même. Premiers indices, diagnostic,
opération, conséquences rythment cette
chronique poétique d'une enfance, biographie
rêvée aux curieux et bouleversants
détours.
Le
deuxième est « Le
scaphandre et le papillon » de
Jean-Dominique Bauby. Journaliste,
rédacteur en chef du magazine féminin
« Elle »,
père de deux enfants, il est victime en décembre
1995,
d'un locked-in syndrom, conséquence d'un accident
cardio-vasculaire. Prisonnier
de son corps/scaphandre, il est hospitalisé à 44
ans, à l'Hôpital Maritime de
Berck. Mais son esprit reste libre comme un papillon et lui permet avec
le seul
moyen de communication qui lui reste, les mouvements de sa
paupière gauche,
d'écrire lettre à lettre, avec l'aide d'une
orthophoniste, ce témoignage d'un
esprit à l'œuvre. Pendant un an et demi, il mena
une existence de grand
handicapé selon les uns, de mutant selon lui. Une
très belle leçon de vie. Peu
de temps après la parution de son livre, le 9 mars 1997, l'auteur
décédait.
Le film
est sorti le 23 mai 2007 avec Mathieu Amalric.
Conseil numéro 13 [retour haut de page]
Nous allons
cette fois nous intéresser à la
« Saga
médicale » à travers
deux romans d’un auteur américain : Noah
Gordon. Une saga est une
histoire qui se déroule sur une longue période ou
sur plusieurs générations.
Dans ces deux romans, on retrouve le Dr Rob J. Cole, mais dans le
premier
l’action débute en 1021 à Londres et
dans le deuxième en 1839 dans
l’Illinois ! Il
existe aussi un
troisième volume avec le Dr Cole qui est cette fois une
femme médecin de
campagne.
Le
Médecin d'Ispahan
Noah
Gordon
Livre de poche,
6,95 euros
«
Rob J. Cole vivait ses derniers
moments d’insouciance et de sécurité
»…
Première phrase de cette saga. Robert J. Cole a neuf ans,
dans
l'Angleterre du
XIe siècle, quand il découvre, au chevet de sa
mère mourante, qu'il possède un
étrange et terrifiant pouvoir : il peut, en tenant les mains
d'une autre
personne, sentir sa force vitale et donc savoir si elle va vivre ou
mourir... À
cette époque, les orphelins londoniens allaient à
qui en
voulaient bien. Ses
frères et sœurs, plus petits que lui, semblent
être
plus chanceux, car ils sont
accueillis par des voisins. Quant à Rob, il devient
l'apprenti
d'un barbier-chirurgien
ambulant (ils sillonnent toute l’Angleterre), qui
l'élève comme son fils et lui
transmet tout son savoir : la discipline, l’art du spectacle
et
le pouvoir de
soulager la souffrance des autres grâce à certains
« remèdes ». Ainsi,
Rob va découvrir sa vocation : il veut soulager les
souffrances
des autres, il
veut devenir un médecin. Mais pas un charlatan comme tant de
médecins de son
époque ; il veut étudieConseil numéro
1r la vraie
médecine au côté des plus grands
praticiens
du monde. A vingt ans, à la mort du maître
barbier, Rob
décide donc de partir à
Ispahan, en Perse, dans la seule faculté de
médecine
arabe reconnue dans le
monde et où enseigne le célèbre Ibn
Sina
(Avicenne). Comme dans cette école, on
n’admet pas les chrétiens, Rob
n’hésite pas
à se prétendre juif pour réaliser
son rêve. Il traverse donc toute l’Europe et gagne
l’Orient au prix de
multiples aventures, d’autant plus qu’à
cette
époque on a vite fait d’être
considéré comme un sorcier.
En
traversant le monde, de
l'Angleterre à l'Inde et de la Perse
à l'Ecosse, ses péripéties
l'amènent à découvrir les
populations de l'époque et leur mode de vie : à
chaque peuple ses moeurs, ses
coutumes, ses croyances et sa culture. Les trois grandes religions
monothéistes
viennent aussi s'imbriquer dans le récit comme un obstacle
de plus sur la route
du jeune Rob. A Ispahan, aux côtés des plus
grands, il accédera à
l'enseignement de la philosophConseil numéro 1ie, apprendra
ce qui se fait de mieux en médecine
au XI siècle, et deviendra un disciple du grand Avicenne.
Dans
un style très agréable,
fluide, coloré et vivant, Noah Gordon nous livre une
formidable épopée, des
plus captivantes. Le riche contenu historique donne à ce
roman un surprenant
parfum d'authenticité et on ne peut qu'être
admiratif devant le travail de
recherche et de documentation que l'auteur a
réalisé pour écrire ce roman. La
partie médicale est particulièrement
réussie en ce qui concerne l’école de
médecine d’Ispahan et les connaissances
d’Avicenne.
Extraits :
« « On croit que cette
cécité est causée par une humeur
corrompue
qui se déverse dans l’œil, dit
al-Juzjani. Aussi, les premiers médecins persans
l’ont-ils appelée nazul-i-ab, ou
« descente d’eau », ce
qu’on a
vulgarisé en « maladie de la chute
d’eau » ou cataracte. La plupart
commencent par une petite tache dans la lentille qui gêne
à peine la vision,
mais qui s’étend progressivement
jusqu’à rendre toute la lentille d’un
blanc
laiteux, ce qui entraîne la
cécité.»
Le maître opéra les yeux
d’un chat mort, puis ses assistants
distribuèrent aux étudiants des cadavres
d’animaux. Rob hérita d’un cabot
brunâtre
au regard fixe, qui n’avait plus de pattes de devant. Il se
rappela, pour se
donner du courage, comment Merlin avait opéré
Edgar Thorpe, après avoir suivi
des cours ici, peut-être dans cette même salle.
Al-Juzjani vint se pencher
au-dessus de lui.
« Place ton aiguille sur la
tache, là où tu veux inciser, et fais
une marque. Ensuite, déplace la pointe vers
l’angle extérieur de l’œil, au
niveau et un peu au-dessus de la pupille : la cataracte
glissera en
dessous. Si tu opères l’œil droit, tiens
l’aiguille dans ta main gauche, et
vice versa. »
Rob suivit ses instructions, en pensant aux hommes
et aux femmes qu’il
avait vus venir derrière son paravent de barbier, avec leurs
yeux opaques qu’il
ne savait pas guérir. Au diable Aristote et le
Coran ! C’était pour cela
qu’il était venu jusqu’en Perse, se
dit-il avec exaltation. »
Shaman
Noah
Gordon
Livre
de poche, 7,50 euros
En
1839, un jeune médecin écossais
idéaliste, Rob J. Cole, s'installe dans l'Illinois, aux
limites du territoire
des Indiens Sauks persécutés. Il leur vient en
aide, et particulièrement à la
guérisseuse Makwa .Il s'éprend de cette Indienne
que sa condition de shaman
voue à la chasteté. C'est elle qui donnera le
surnom de « Shaman » au
fils que Rob a d'une autre femme. Malheureusement s’abat sur
sa famille une
avalanche de mauvaises nouvelles : Shaman est sourd, puis Makwa se fait
sauvagement assassiner. Rob, mobilisé dans la guerre de
Sécession, est
contraint de partir et ne reviendra pas. Malgré le handicap
de sa surdité, son
fils Shaman entreprend des études de médecine
afin de poursuivre l’œuvre de son
père. Comme son père, il possède le
« Don des Cole », celui de
percevoir la mort prochaine d’un malade. C'est à
lui qu'il incombera de venger
la mort de Makwa. Ce n'est qu'à force de courage et de
ténacité qu'il deviendra
médecin à son tour.
En
même temps que l’épopée
d’une
médecine héroïque et de ses
progrès, Noah Gordon nous donne ici une
extraordinaire saga de l’Amérique des pionniers.
Shaman retrace une part
importante de l'histoire des États-unis : le refoulement
vers l'Ouest des
tribus indiennes, la colonisation, la montée de
l'intolérance face aux immigrants
(«L'Amérique aux
Américains»), laquelle aboutit à la
guerre de Sécession. Encore
une fois, la partie médicale est passionnante et nous donne
une idée exacte des
connaissances médicales de cette époque.
Extraits :
« C’est le sixième samedi que le
Dr Meigs donna à l’école polyclinique
une leçon sur le stéthoscope. Le professeur avait
été formé en France par des
docteurs qui avaient eux-mêmes connu l’inventeur.
Il raconta aux étudiants
qu’un jour, en 1816, un praticien français du nom
de Laennec avait hésité,
devant la gêne de la patiente, à placer son
oreille directement sur sa
poitrine. Il avait eu l’idée de rouler une feuille
de papier et de la maintenir
enroulée en y nouant une cordelette. Quand il avait
appliqué le tube sur la
poitrine, il avait été
étonné de constater que son instrument ne
diminuait pas
les bruits du cœur mais que, bien au contraire, il les
amplifiait.
Meigs possédait un
stéthoscope plus moderne : le tube était
en
soie tissée, et les écouvillons en ivoire.
Pendant la consultation qui suivit
la leçon, le Dr Meigs utilisa un stéthoscope en
ébène équipé d’un
second tube.
L’étudiant pouvait ainsi entendre les bruits en
même temps que lui. Tous les
élèves écoutèrent les
battements de cœur, à l’exception de
Shaman :
- Ce n’est pas la peine, je
n’entendrai rien.
Le Dr Meigs fit une moue de
mécontentement.
- Essayez tout de même.
Mais après une vaine tentative, Shaman
secoua la tête.
- Je suis désolé, dit le
professeur.»
En France,
nous avons aussi quelques grandes sagas médicales dont la
plus connue est
certainement « Les hommes
en blanc »
d’André Soubiran (6 volumes : Tu
seras médecin, La nuit de bal, Le
Grand Métier, Un grand Amour, Le témoignage, Au
revoir, docteur Roch ! 1949-1958). Cette
fresque romanesque existe aussi en film avec Raymond Pellegrin et
Jeanne Moreau
(1955).
Plus
récemment, il faut noter également,
« Les
Princes du sang » de Gilbert Schlogel (1992, Livre
de poche).
Ce roman retrace l’histoire de la chirurgie depuis le XVIIIe
siècle jusqu’aux
années 90 à travers la vie de cinq chirurgiens
d’une même famille.
Le
+ d'internet
: A noter un grand oubli en ce qui
concerne la France, la grande Sage de Robert Merle et les 13 volumes de
la série "Fortunes
de France"
qui donne une idée de la médecine au
XVIème
siècle avec en particulier la langue de l'époque.
Si
Robert Merle est connu pour "Week-end à Zuitcoote",
il faut surtout lire "Derrière
la vitre" (qui reprend les
événements de Nanterre qui ont
déclenchés Mai 68) et "La mort est mon métier"
qui retrace la vie du directeur du camp d'Auschwitz comme celle d'un
simple fonctionnaire qui trouve normal de mettre au point un
procédé simple et économique
d'extermination
massive. Ce roman a été écrit en 1952
et donc bien
longtemps avant "Les
bienveillantes" de Jonathan Littell.
Une autre saga médicale française, "Le serment
d'Hippocrate" de Noëlle Loriot au Livre de Poche. L'histoire d'une
famille de médecins sur deux générations de 1940
à nos jours. Deux périodes sont particulièrement
développées, celle de l'occupation et de mai 68.